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Chroniques
Carl Philipp Emanuel Bach
concerti pour violoncelle et cordes
Comme le soulignait tout récemment l’une de nos plumes [lire notre critique du CD], outre de célébrer Jean-Philippe Rameau et Richard Strauss l’année passée invitait à redécouvrir Carl Philipp Emanuel Bach, né trois cents ans plus tôt. En poste à la cour de Frédéric II der Große, le fils ainé de Maria Barbara et Johann Sebastian produisit de nombreuses sonates et concerti pour les musiciens du roi de Prusse, mais également pour le souverain lui-même qu’on disait fort doué pour la flûte traversière. S’il convient peut-être de modérer l’enthousiasme de telles révélations visant alors un prince régnant, toujours est-il qu’on sait de sources sûres qu’il jouait la musique de Quantz et de Graun dont la facture flattait l’instrumentiste ; au fil du quart de siècle que le jeune Bach passa dans son entourage, le monarque s’est peu à peu passionné pour son style personnel et novateur.
S’agissant d’innovation, le violoncelliste russe Konstantin Manaev eut l’idée de commander à Aziza Sadikova quelques cadences solistiques pour ces concerti dans le but de les intégrer à son interprétation aux côtés de l’ensemble chambriste Berlin Camerata, formation qui résume à six pupitres le tutti orchestral, selon la pratique des salons auxquels Bach destinait ce type d’œuvres. Considérant CPE comme un visionnaire, Manaev joue d’un archet moderne un instrument de 1772 monté en cordes métalliques : ainsi la pratique du temps rejoint-elle déjà notre aujourd’hui, par-delà toute vaine tentative historiciste, sentiment conforté par les parties nouvelles que signe Sadikova. Tout en inscrivant clairement son travail dans notre contemporanéité, la compositrice ouzbèque (née en 1978) prend appui sur le matériau ancien dont elle ne dévoie jamais l’esprit, au fond.
Des trois concerti gravés l’on connait des versions pour flûte, pour clavecin et pour violoncelle, sans que les spécialistes ne puissent affirmer assurément laquelle de ces destinations solistes fut la première. Le plus important : elles sont toutes de la main de Bach elle-même qui, du coup, le sacre inventeur du concerto pour violoncelle en terre allemande. Magistralement Bach marie son style propre à l’héritage italien, contrastant la vivacité séduisante d’un Vivaldi par les affects subtils d’une médiation déjà proche du romantisme à venir.
Encore ancré dans le Sturm und Drang, le Concerto en la mineur Wq 170 de 1750 s’ouvre par une attaque altière, plutôt dramatique, presque théâtrale, dont la fièvre est soudain contrariée par le délié très lyrique de l’entrée du soliste. Dès cet Allegro assai l’écriture s’en révèle savante en diable, érigeant en comble de raffinement un malaise maîtrisé ou une sagesse tourmentée. Konstantin Manaev impose un geste large qui développe ses choix interprétatifs dans une hargne tour à tour râpeuse ou plus polie, loin de l’attente classique, ce qui rend d’autant plus « naturelle » le surgissement de la cadence. Vers la huitième minute, celle-ci vient frotter les degrés avec une insistance qui transcende d’une emphase « moderne » le modèle ancien qu’elle traverse d’une déclamation dolorosa. Dans une tenue qu’on pourrait dire déférente, les artistes s’attellent à la vocalité introvertie du mouvement central (Andante), bousculée par un nerf capricieux jusqu’en son ornementation galante. Au soubresaut répond la régularité immuable de la marche dont l’obstination paraît presque folle. Sadikova a conçu une brève cadence nue dont le chant éperdu est contrepointé par des bondissements frivoles. L’ultime épisode de l’œuvre sacrifie sa tonicité à l’opera seria.
Entre rococo et classicisme, le mot de tête pour décrire la curiosité des deux autres pièces au programme pourrait être l’oxymore. De style clairement galant, le Concerto en si majeur Wq 171 de 1753 débute dans une amabilité de bon aloi, cependant jamais gracioso, qui avance vers Mozart. Cette lecture en laisse percevoir bien des détails, avec la complicité d’une prise de son fort précise, voire précieuse. CPE Bach soigna particulièrement les mouvements lents : l’Adagio saisit comme « en creux », à peine rehaussé d’une cadenza si courte qu’on la pourrait comprendre comme un ornement improvisé par le violoncelliste. Et voilà qu’un élan formidablement heureux conduit la dernière séquence, un rien « rengaine » !
Vraisemblablement composé la même année, le Concerto en la majeur Wq 172 convoque une virtuosité redoutable. Konstantin Manaev y affirme plus encore la santé de son jeu au volontarisme minutieusement dosé, sur un tutti à l’inflexion élégante et tendre. L’Allegro conclusif s’érige dans une lumière brillante où le soliste déploie une sorte d’héroïsme beethovénien, jusqu’à la réjouissante morsure finale. Mais, plus que tout, le Largo médian happe l’écoute, introduit dans une étonnante couleur de basson – mais non, il n’y a que des cordes, vraiment. Dans un climat funèbre se dessine un chant ramingue qui pleure son aigu avant que d’entrer plus avant dans une caresse à la mélancolie de ténèbres : nous tenons là le plus prenant Haydn ! Aziza Sadikova enfle ce lamento comme un miasme dont la touffeur tombe soudain dans la résolution d’origine – bouleversant.
BB