Chroniques

par bertrand bolognesi

Carl Philipp Emanuel Bach
Die Israeliten in der Wüste

1 CD Carus (2014)
83.292
Frieder Bernius joue Die Israeliten in der Wüste (1769), de CPE Bach

Die Zunge klebt am dürren Gaum… d’emblée saisissant, le premier chœur impose le drame biblique par une précision chorale remarquable, mais encore par l’incise mordante des cordes et le dessin très présent de la flûte. Sans grandiloquence, la tenue générale se fait impressionnante comme par nature, contenant l’inflexion dans une tension nourrie d’où l’écoute ne saurait s’échapper : Frieder Bernius tient son monde dans une lecture infiniment concentrée de l’oratorio de Carl Philipp Emanuel Bach.

Dans le cadre de la consécration de la toute nouvelle Lazarett-Kirche, la ville d’Hambourg commande à son cantor une vaste fresque sacrée. Le plus illustre des fils de Bach aborde donc à cinquante-cinq ans le genre oratorio, quelques mois après avoir succédé à son défunt parrain Telemann aux plus hautes fonctions musicales de la cité. De l’Ancien Testament il retient l’épisode fondateur de l’Éxode qui, plus de trois demi-siècles plus tard, inspirerait à Arnold Schönberg l’opus phare de son retour au judaïsme, Moses und Aaron. Plutôt que d’assujettir sa créativité à fournir une cantate pour chaque dimanche de l’année liturgique, comme son père eut à s’y astreindre à Leipzig, Carl Philipp Emanuel se plut à jouer un répertoire existant, ne livrant de sa propre main que des pages répondant à une nécessité intérieure absolue. Ainsi des plusieurs versions des Matthäus Passion, Markus Passion, Lukas Passion et Johannes Passion qui jalonnent les dernières années de sa production (de 1769 à 1788), comme des oratorios Die letzten Leiden des Erlösers (1770) et Die Auferstehung und Himmelfahrt Jesu (1774), enfin Die Israeliten in der Wüste Wq 183, le tout premier, créé à la Toussaint de 1769.

Soulignons une nouvelle fois la facture personnelle du Bach d’Hambourg (après avoir été le Bach de Berlin), tant à l’œuvre dans les ruptures de climat que dans l’ornementation galante [lire nos récentes critiques des CD Concertos et Magnificat]. Les Israélites dans le désert lient incroyablement Händel à Haydn, ce que ne manque pas de magistralement faire entendre Frieder Bernius à la tête de son Barockorchester Stuttgart. Si scrupuleuse soit-elle, son approche ne tire pas l’interprétation vers le souvenir baroque, comme le fit William Christie, mais vers l’avant, une « modernité » qui sera celle d’un classicisme déjà préromantique. Certes, les cuivres de la Sinfonia centrale de la première partie sont dûment rococo, mais la calme angoisse de Gott, sieh dein Volk im Staube liegen ! laisse Moïse regarder beaucoup plus loin. Après une seconde partie toute louanges et actions de grâce, dont le chœur souverainement quiet Verheißner Gottes, un geste significatif du style de CPE Bach vient conclure l’oratorio : au choral Was der alten Väter Schar, énigmatique revolin de la musique de Johann Sebastian, succède un bref récitatif accompagné suivi de Lass dein Wort, chœur final aux trompettes triomphales.

Outre l’excellence instrumentale au rendez-vous de cette nouvelle parution – le trait de basson qui introduit l’air de Moïse cité plus haut… entre autres ! –, félicitons les artistes du Kammerchor Stuttgart pour leur fin travail de nuance, la probante gravité qui domine l’exécution, l’expressivité irrésistible des inserts « Wir sterben » qui angoissent les questions de Moïse à son Dieu (Gott, meiner Väter Gott, was lässest du mich sehn ? Was muss ich hören ?..., plage 14), enfin l’évidente gloire d’O Wunder! Gott hat uns erhört! (16). Enregistré en l’Église Pierre et Paul du charmant village wurtembergeois de Gönningen, ce disque restitue un espace acoustique idéal, à la fois généreux et point trop « gras ». S’il ne rend pas forcément service aux deux soprani qu’il conviendra d’oublier (peu stables, gonflant artificiellement le timbre, etc.), il transmet les belles prestations solistes des hommes. L’Aaron clair de Samuel Boden nous plonge immanquablement au cœur du texte ; le jeune ténor britannique mène calmement une ligne de chant toujours tonique, finement musclée, avec un aigu simple et lumineux, par-delà l’écriture chromatique parfois redoutable. Enfin, nous retrouvons avec plaisir le timbre robuste du baryton-basse Tobias Berndt [lire nos chroniques du 15 avril 2011, du 26 et du 20 août 2009] dans le rôle de Moses, autorité évidente à la bienveillante douceur, comme il sied à une telle incarnation, qui donne le frisson dans la supplique (15) et caresse dans le bonheur de la seconde partie – Verdienet habt ihr ihn (17), puis tendresse auguste d’O Freunde, Kinder, mein Gebet (22).

BB