Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
stockholm – août 2005

Christophe Rousset
portrait d’un chef

autour de Zoroastre de Rameau
le chef et claveciniste français Christophe Rousset par Eric Larrayadieu
© eric larrayadieu

Alors qu’il dirigeait les premières représentations du Zoroastre de Jean-Philippe Rameau au charmant Théâtre du Château de Drottningholm, nous avons rencontré le claveciniste et chef d’orchestre, fondateur des Talens Lyriques, qui précisa pour nos lecteurs quelques éléments de son parcours musical.

À observer vos explorations, on remarque une oscillation entre répertoires italien et français – de Jomelli, Leo, Melani à Campra, Lully et Rameau. Qu’est-ce que, de l’extérieur, le public peut y lire ?

J’ai fondé Les Talens Lyriques avec précisément cette idée d’osciller entre ces deux pôles, un projet qui entendait trouver des points d’accroche entre ces expressions qu’on a opposées, le plus souvent à tort. En effet, elles sont beaucoup plus proches et cousines qu’on veut bien le croire. Cela m’a toujours passionné d’aller de l’une à l’autre et de pouvoir constater activement combien leurs réalisations, a priori tellement contrastées, peuvent se retrouver. Par exemple, sauter de Traetta à Rameau n’est pas du tout une aberration, puisque la grande réforme gluckienne, qui s’est étendue à Traetta comme à Johann Christian Bach – que j’ai défendu très récemment [lire notre chronique du 26 juin 2005] –, vient en fait de l’opéra français et particulièrement de Rameau, c’est-à-dire de la tragédie lyrique en cinq actes convoquant la danse et les chœurs, un grand spectacle qui aimait à exclure la virtuosité et la vocalité au profit d’un drame plus serré à la dramaturgie nettement plus complète que celle que l’opera seria, avec sa succession d’arie, pouvait offrir – dans les années 1750, le genre se perdait dans une impasse de virtuosité et de brio au détriment du théâtre. On peut dire que les Italiens ont trouvé chez Rameau un nouveau souffle à leur art. C’est un des aspects des choses, que l’on peut voir dans l’autre sens : ainsi Zoroastre [lire notre chronique du 8 août 2005] connut-il un certain nombre influences italiennes, comme en témoignent plusieurs airs brillants avec da capo et cadences écrites.

De là, comment arrive-t-on à Händel ?

Les voies d’accès sont tellement ouvertes ! J’ai grandi à Aix-en-Provence où, lorsque j’étais enfant, j’ai connu la chance de pouvoir assister aux répétitions des spectacles du festival. Je me souviendrai toute ma vie de l’Alcina monté là-bas par Jorge Lavelli, avec Teresa Berganza, Christiane Edda-Pierre et toute une pléiade de grands chanteurs. Cette production m’avait semblé magique, et la musique de Händel en était le premier vainqueur, bien évidemment. C’est une musique à la fois simple et séduisante vers laquelle il n’est pas besoin d’aller, puisqu’elle vient vers vous. Quand j’ai créé Les Talens Lyriques, Händel s’est naturellement imposé comme une chose nécessaire, parce j’adore depuis toujours la voix et la vocalité et que l’univers händélien leur est idéal. À l’époque, je trouvais qu’on le jouait d’une manière trop classique. La voie juste est de respecter les pratiques du temps du compositeur, et en particulier en ce qui concerne l’ornementation et la cadence du da capo. Beaucoup d’artistes en parlaient déjà, notamment Nella Anfuso qui provoquait certains fous rires par ses vocalises détachées, mais qui, au fond, s’appuyait sur une vraie documentation et une grande justesse de jugement. D’ailleurs, j’ai suivi avec passion une conférence où elle expliquait que les textes conseillaient de ne pas changer toutes les notes lors de la première exposition d’une partie, ce qui supposait que la liberté d’improvisation devait être illimitée sur le da capo. De fait, ce que proposaient les écoles anglaises et hollandaises me paraissait beaucoup trop timides. Autre choc d’alors : le disque extraordinaire de Marilyn Horne (chez Erato). Certes, on pourrait en contester le style, dire que ce n’était pas vraiment du chant baroque, mais, si la lettre n’y était peut-être pas, juste était l’esprit. Horne offrait des da capo invraisemblables. Elle tentait beaucoup, osait au delà de tout ce qui faisait le paysage vocal händélien de ces années-là, parvenant à un résultat tout à fait confondant. Lorsque j’ai travaillé avec Les Arts Florissants, nous ne jouions rien de Händel, la France ne s’intéressait guère à cette musique, et je trouvais primordiale que quelqu’un s’y lance, ce que j’ai tenté avec Scipione – qui d’ailleurs va bientôt être réédité. Mon ambition était simplement de proposer une nouvelle lumière sur ce répertoire. J’avais été flatté que l’enregistrement soit bien accueilli en Angleterre, bien que contesté et discuté. Puis les projets se sont enchaînés : Giulio Cesare, Serse, Riccardo Primo, Admeto, Ariana in Creta, sans oublier les deux productions de Pierre Audi pour le théâtre du Château de Drottningholm : Tamerlano et Alcina, qui seront reprises scène cet automne à Amsterdam, et en version de concert au Châtelet. Pendant la saison 2006-2007, je défendrai deux ouvrages de Händel au Théâtre des Champs-Élysées : Giulio Cesare etAriodante.

Comment Temistocle est-il arrivé ?

Un peu par hasard. J’ai un contact amical avec le directeur de l’Opéra de Leipzig. Il m’a donné la chance de réaliser beaucoup de chose, notamment à Montpellier où il fut en poste plusieurs années durant. Je lui dois Giulio Cesare avec Willy Decker, Serse avec Michael Hampe, Hippolito e Aricia de Traetta, L’Empio punito de Melani, etc. Temistocle est né de la volonté d’une coproduction avec le Festival Bach de Leipzig. Sur cette impulsion, je me suis penché sur les nombreuses partitions d’opéra de Johann Christian Bach dont la qualité m’a beaucoup surpris. Temistocle s’est imposé comme une œuvre phare, écrite en 1772, une année charnière où beaucoup d’œuvres qui m’ont fasciné ont vu le jour, comme l’Antigonade Traetta [lire notre chronique du 22 juin 2004]. Elle participe de la réforme de Gluck par une solution très personnelle, par exemple en transplantant des procédés de l’opera buffa dans l’opera seria, notamment pour les grands finals d’acte. Je me suis assez vite pris de passion pour le grand mélodiste que fut Johann Christian Bach. Ce n’est pas un hasard si, lors de son passage en Italie, il connut tous les honneurs à Naples avec deux opéras qu’il composa pour le TeatroSan Carlo, juste avant de s’installer en Albion où il devint le Bach de Londres, comme on le surnommait alors.Il fut révéré par Mozart, entre autres, et admiré par l’Europe entière.

Avec le metteur en scène Pierre Audi, une collaboration se poursuit depuis plusieurs années. Ainsi a-t-on pu voir vos Matrimonio segreto (Cimarosa), Tamerlano et Alcina (Händel), et à présent Zoroastre (Rameau). Comment ce parcours a-t-il commencé ?

le chef et claveciniste français Christophe Rousset par Eric Larrayadieu
© eric larrayadieu

En 1994, Pierre Audi m’a invité à l’Opéra d’Amsterdam, la maison qu’il dirige, pour L’Incoronazione di Poppea (Monteverdi). C’est la première chose que nous ayons faite ensemble. Il a fait cet honneur et donné cette chance au chef baroque peu connu que j’étais à ce moment-là, et ce l’année même où l’on fêtait Monteverdi. La rencontre artistique fut intéressante et féconde. La production, où Audi a parfaitement compris l’implication mystique de l’œuvre (combat entre la spiritualité et les forces animales) – un aspect tellement maltraité par de nombreuses mises en scène ; on ne peut pas se permettre le trash sur Monteverdi ! –, fut plusieurs fois reprise et le sera encore en 2008. Malheureusement, en 2002, au Théâtre des Champs-Élysées, le Matrimonio segreto est presque passé inaperçu, alors que jamais peut-être Cimarosa n’avait été autant servi que par cette réalisation qui le montrait dans toute sa splendeur, avec une grande élégance qui faisait entièrement confiance à la partition. Puis il y eut un premier Händel, la même année, dans ce lieu magnifique qu’est le Théâtre de Drottningholm : Tamerlano. En 2003, nous y avons fait Alcina. Aujourd’hui, nous nous lançons dans un projet Rameau, avec Zoroastre présenté actuellement – dont je serais tenté de dire qu’il est la plus belle mise en scène moderne que j’ai pu voir d’un ouvrage de Rameau, une proposition très respectueuse de la musique – et Castor et Pollux que nous donnerons l’an prochain. C’est idéal de monter des opéras aussi spectaculaires que ceux de Rameau dans une boîte de Pandore comme le Théâtre de Drottningholm : toutes les machines requises sont là, on les utilise comme il le faut, connaissant ce grand luxe de pouvoir jouer un opéra-machine avec des machines, tout simplement ! C’est un ravissement, d’autant que la lecture de Pierre Audi en fait un drame humain troublant de crédibilité que les chanteurs défendent avec un engagement exemplaire – je salue particulièrement Anna Maria Panzarella qui s’y montre actrice de haut vol.

Comment voyez-vous aujourd’hui le chemin parcouru par Les Talens Lyriques ?

Au delà du fait que l’État ne nous aide pas assez, que nous perdons une résidence à Montpellier, je suis très heureux que, depuis notre création en 1991, nous soyons restés scrupuleusement fidèles à notre projet concernant les axes Rome-Paris ou Naples-Paris. J’ai adoré mettre en regard des ouvrages rares ou inconnus – comme La grotta di Trofonio de Salieri [lire notre chronique du 11 mars 2005] que nous avons produit à l’Opéra de Lausanne cet hiver, et dont l’enregistrement sortira bientôt, ou encore La Didone de Cavalli – et des grands chefs d’œuvres de l’histoire de la musique, comme L’Incoronazione di Poppea ou Die Entführung aus dem Serail (Mozart). Durant ces quinze ans, on m’a donné la chance de pouvoir accomplir sans concession ce travail. J’espère bien pouvoir continuer longtemps dans cette voie. En ce moment, je m’oriente vers Reinhard Keiser, un allemand très attaché à l’Italie et extrêmement important pour Händel.

Puisque nous parlions de Monteverdi, le Théâtre du Capitole (Toulouse) programme une Incoronazione di Poppea en avril 2006, mise en scène par Nicolas Joel…

Oui, et c’est la troisième production de cet ouvrage à laquelle il me sera donné de participer. Je vous le disais, il y eut celle de Pierre Audi, mais aussi la reprise de celle de Graham Vick. Au Capitole, nous essayons de préfigurer ainsi une résidence toulousaine à laquelle nous travaillons – mais c’est un mariage qui n’est pas encore conclu. Pour l’instant, nous ne sommes guère avancés quant aux options de ce spectacle. Il me serait donc difficile de vous en parler, si ce n’est qu’avec les décors et costumes d’Ezio Frigerio, nous serons vraisemblablement dans une esthétique sophistiquée. Les choix de distribution – des artistes qui ont tous un vrai sens de recitar cantando– suggèrent également un riche travail musical.

Après avoir enregistré Bach au début de votre carrière, vous y reveniez récemment pour le label Ambroisie. Vous engagez-vous dans un projet plus développé ?

le chef et claveciniste français Christophe Rousset par Eric Larrayadieu
© eric larrayadieu

Lorsque j’ai enregistré les Suites françaises et les Suites anglaises, Ambroisie m’a proposé de regraver les Partitas. Dans la mesure où je l’ai déjà fait et où je préfère explorer ce que je ne connais pas, cette perspective ne me paraît pas réellement nécessaire. Actuellement, je prépare les Toccatas et je nourris le projet de faire les Sonates avec clavecin obligé, aussi bien celles pour flûte, pour viole ou pour violon, avec mes collègues des Talens Lyriques. En tant que claveciniste, la musique de Bach m’est chose intime ; elle fait partie de ma vie de tous les jours. Nous ferons bientôt un Weinacht's Oratoriumen Allemagne, mais cela reste mince pour un véritable passionné, qui plus est habitué à cette rhétorique. C’est Saintes qui m’a donné plusieurs occasions de jouer des Cantates de Bach : Philippe Herreweghe m’y avait confié les clés de sa Roll Royce, le Collegium vocal de Gand.

L’envie de diriger les Passions vous traverse-t-elle ?

Quelle question : évidemment ! J’ai dirigé huit fois la Johannes Passion mise en scène, à Turin. Avec Olivier Py, nous espérons monter un jour la Mattheus Passion. Vous savez, c’est le genre d’œuvre dont on sait qu’on les fera forcément, comme les Vêpres à la Vierge de Monteverdi ou la Messe en ut de Mozart.

Quel regard portez-vous sur une certaine déconsidération de la culture que vit notre début de siècle ?

Je suis fort préoccupé par le manque de soin que le monde en général accorde à la culture. Je pense que les muses – d’une façon générale : la poésie, la musique, etc. –, et tant d’autres disciplines liées à notre spiritualité, sont facteurs de paix, d’harmonie personnelle et cosmique. Or, je regrette d’avoir à constater que, non seulement on fait des guerres, mais aussi que l’on foule au pied ces valeurs universelles qui furent fondatrices de l’humanité. Dans ce monde qui nous pousse toujours plus dans la consommation de choses idiotes et inutiles, il serait temps de revenir à des choses plus élevées, de nous pencher sur qui nous sommes, ce que nous valons, ce que nous voulons, etc. L’art est une valeur qui peut nous élever, nous tirer vers le haut. Je ne sais plus qui disait que la caractéristique de l’être humain était d’avoir les pieds dans la boue et la tête dans les nuages. Les pieds dans la boue, c’est sortir en boîte, se défouler comme des animaux – je n’ai rien compte, et cela peut même m’arriver, de temps en temps –, c’est lutter pour gagner plus d’argent que son voisin, et le tuer, si besoin s’en fait sentir. La tête dans les nuages, c’est cultiver une certaine spiritualité. Il me semble que c’est ce à quoi je travaille, posant à ma manière une toute petite pierre dans l’édifice, car je ne compte pas beaucoup à l’échelle de la planète. Mais je suis tout simplement dans cette énergie-là, tentant de rendre meilleurs les gens qui viennent m’écouter, de les modifier dans ce sens. Le rôle de l’interprète, qui est vecteur et non créateur, est de donner accès à des merveilles qui peuvent élever et enrichir le public. C’est ce qui me fait continuer. Lorsque j’observe des phénomènes de mode jusque dans le monde de la musique, le surgissement d’engouements qui font acclamer des manifestations qui rejoignent la boue de nos pieds, cette conviction m’aide à ne pas me décourager et à continuer à défendre ce qui me parait le mériter. J’aimerais tant que le plus grand nombre voyage dans les nuages…