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Chroniques
Clara Iannotta
œuvres pour ensemble
Avec cette gravure, retrouvons la musique de Clara Iannotta – la Romaine de Berlin, dira-t-on –, à travers quatre opus conçus entre 2015 et 2019 pour des ensembles de divers effectifs. Créé par Pierre Roullier au pupitre de 2e2m, le 10 février 2016 à la maison ronde, dans le cadre de la vingt-sixième édition du festival Présences, intitulée pour l’occasion oggi l’Italia, Troglodyte angels clank by convoque une flûte, une clarinette, un cor, une trompette, la percussion (deux postes), le piano, une harpe, deux violons, un alto, un violoncelle et une contrebasse, formant un ensemble amplifié. Il est ici joué par Klangforum Wien placé sous la battue d’Enno Poppe, enregistré à la radio de Vienne, le 26 mai 2018.
Un frottement régulier accompagné par des inserts rythmiques changeants commence cette pièce qui, plutôt que d’installer quelque confort que ce soit, évolue sans cesse. S’impose bientôt un mi bémol obsédant, bientôt nu comme un larsen, autour de la longue résonnance duquel s’inscrivent d’autres sons prolongés. À l’évidente absence de narration l’écriture associe une élaboration par strates d’intervention qui déjouent les habituelles notions d’aboutissement du travail d’un matériau qui révèle peu à peu et toujours incomplètement ses atours comme les possibilités qu’il renferme. Ainsi du retour du raclement initial qui, bien que préalablement entendu, se montre, au cœur de l’œuvre, dans un aspect parfaitement renouvelé. Près de trois minutes d’une onde enveloppante et pianissimo de trompeuse apparence étale renvoient la musique d’où elle avait surgit, en un geste si calme qu’y fait mouche le moindre événement instrumental. Le titre emprunte à la poésie de Dorothy Molloy (1942-2004), comme plusieurs pages de la compositrice.
À Munich le 13 octobre 2016, le charmant théâtre de Max Littmann voyait naître dead wasps in the jam-jar (II) pour orchestre à cordes [violons (6+5), altos (4), violoncelles (3) et contrebasse], objets et ondes sinusoïdales, par le Münchener Kammerorchester et Clemens Schuldt. Iannotta explorait alors la matière d’un autre opus, auquel se nourrira également dead wasps in the jam-jar (III) pour quatuor à cordes [lire notre critique du CD], les deux étant issus de la Partita en si mineur BWV 1002 (violon solo) de Johann Sebastian Bach. On chercherait toutefois en vain à clairement déceler cette influence, « réduite à la fonction de catalyseur, pas même présent dans une citation, mais caché dans un réseau de dérivations complexes », précise Markus Böggermann dans la notice [notre traduction]. Le recours à des objets sonores inédits, selon un procédé cher à la musicienne, participe d’un secret où puissamment l’inventivité s’épanouit. Nous l’entendons par ses créateurs, enregistrés en 2018.
Lors du Festival d’automne à Paris, nous entendions, le 8 octobre 2018 [lire notre chronique], la création mondiale de paw-marks in wet cement (II) pour piano et ensemble amplifié [flûte, clarinettes (2), cor, trompette, trombone, percussion (2), harpe, violons (2), alto, violoncelle et contrebasse]. À l’Espace Cardin, Aurélien Azan-Zielinski dirigeait L’Instant Donné [lire nos chroniques du 21 septembre 2006 et du 12 janvier 2013], avec Wilhem Latchoumia [lire nos chroniques du 16 mars 2009, du 20 février et du 3 août 2010, du 29 janvier 2011, des 7 et 9 février 2015, ainsi que des CD Cowell et Glass]. Un continuo intrigant autant qu’insaisissable – dans un atour d’une extrême délicatesse, jamais n’est laissé place au silence –caractérise cette page qui stimule adroitement l’écoute. Tout s’y déroule comme s’il lui était offert de s’approcher soudain de tel phénomène, comme à la vue le propose un microscope : le jeu des loupes dévoile alors tout un monde insoupçonné, la minuscule agitation d’une vie cachée – comme ces traces de pattes dans la ciment humide du titre, droit venu, lui aussi, de Molloy. C’est l’interprétation de la première que l’on retrouve là.
Une œuvre donne son nom à cet album : MOULT (2018-19) pour orchestre de chambre [flûtes (2), clarinettes (2), bassons (2), cors (2), trompettes (2), trombones (2), percussion (2), piano, harpe, guitare électrique, accordéon, violons (8+6), altos (4), violoncelles (4) et contrebasses (3)]. Dans sa note d’intention, Iannotta avance « en muant, l’araignée perd son exosquelette ; elle prend une nouvelle enveloppe en laissant derrière elle l’empreinte matérielle de son corps, fantôme ou ombre de sa propre forme. Vital, ce processus est aussi dangereux : les animaux en mue arrêtent de respirer, le corps fraîchement advenu est mou, sans protection. Mais la nouvelle peau lui donne un espace où grandir. La double temporalité de l’animal et de sa carapace me fascine : elle nous confronte à une trace du passé dans le mouvement du présent, une vision de soi éclatée à travers le temps. Avec MOULT, je tente d’imaginer l’orchestre comme une bête qui se dépouille, se dépouille des passés qui hantent encore la forme » [notre traduction ; source : Ircam]. Ainsi ce qui s’y déroule n’érige-t-il point d’ordre prémédité : MOULT suit une prolifération incessante et multiple, dans le sillage des remarques émises par Italo Calvino lors de ses conférences à l’Harvard University réunies sous le titre Lezioni americane : Sei proposte per il prossimo millennio (Garzanti, 1988). Sous la baguette de Michael Wendeberg [lire nos chroniques du 28 septembre 2003, du 21 mai 2006, du 27 juin 2017 et du CD Boulez], le WDR Sinfonieorchester emporte l’auditeur dans un déploiement vigoureux et sensible.
Une nouvelle fois, la musique de Clara Iannotta [lire notre chronique du 26 octobre 2018] fascine par l’indicible voyage qu’elle suscite.
BB