Chroniques

par laurent bergnach

Claude Debussy
Préludes

2 CD NEOS (2014)
21303-04
Le pianiste Gilead Mishory joue Préludes de Claude Debussy (1862-1918)

Le 1er novembre 1913, dans la revue S.I.M. (publiée par la Société internationale de musique), Claude Debussy (1862-1918) évoque l’art subtil de piéger la beauté de l’univers, lequel n’est que fragmentaire chez les prétendus « traducteurs assermentés » que sont peintres et sculpteurs : « ils se saisissent et ne fixent qu’un seul de ses aspects, un seul de ses instants : seuls les musiciens ont le privilège de capter toute la poésie de la nuit et du jour, de la terre et du ciel, d’en reconstituer l’atmosphère et d’en rythmer l’immense palpitation » (in Monsieur Croche et autres écrits, Gallimard, 1987).

Invitation au voyage et à la rêverie, chaque page des vingt-quatre Préludes pour piano est une œuvre à part entière qui veut sensibiliser l’auditeur à un dépaysement d’ordre géographique (Delphes, Anacapri, etc.), climatologique (brouillards, vent, parfums, etc.) ou mythologique (fées, Ondine, Puck, etc.). Pourtant, le titre en est indiqué en fin de morceau, entre parenthèses et après points de suspension, afin que l'interprète puisse découvrir ses impressions propres sans être influencé par celles du compositeur.

Fruits de la haute maturité de l’auteur des Images [lire notre critique du CD], le Premier livre fut composé entre décembre 1909 et février 1910, tandis que le Deuxième, moins jaillissant, fut achevé en 1912 seulement. La première exécution intégrale eut lieu au Aeolian Hall de Londres, le 12 juin 1913, après que des extraits furent donnés par Ricardo Viñes et Debussy lui-même à partir de mai 1910. Depuis, le cycle a été gravé par d’excellents artistes, dont François Chaplin (Pierre Verany) [lire notre critique du CD] et Ivan Ilić (Paraty), ces dix dernières années.

Aujourd’hui, découvrons l’approche de Gilead Mishory (né en 1960), pianiste ayant étudié à Jérusalem, Munich et Salzbourg, mais aussi compositeur depuis deux décennies – citons ses mélodrame Den Mond begraben (1997), cycle Lieder-Togbuch (1998) et opéra Isaaks Jugend (2010). Pour lui, qu’il faille interpréter Beethoven ou Debussy, la discipline l’emporte sur la couleur, la structure rythmique sur le détail.

C’est ainsi qu’il surprend en adoptant un tempo plutôt lent – on compte une douzaine de minutes de différence avec la version de Robert Casadesus (CBS Records, 1955), par exemple, soit une moyenne de trente secondes supplémentaire par pièce. Si ce choix permet de remettre en question des certitudes – La danse de Puck est-elle forcément fébrile ? –, il rend cette partition au mieux alanguie, presque salonarde (Les sons et les parfums…), au pire laborieuse et ampoulée (Les collines d’Anacapri, La cathédrale engloutie), voire tant délitée qu’elle en serait presque soporifique (Feuilles mortes, La terrasse des audiences du clair de lune).

Comme pour contrebalancer cet étirement du temps, Gilead Mishory propose des contrastes dont la réalisation s’accompagne malheureusement de dureté et de sécheresse – ce qui choque dans les pages conclusives que sont Minstrels et Feux d’artifice. Quelques pièces plaisent cependant, lorsqu’on y trouve la délicatesse précieuse d’un souffle de vent (Voiles) ou la ouate mystérieuse d’un ciel brumeux (Des pas dans la neige, Brouillards) – mais elles sont bien rares…

LB