Recherche
Dossier
convergences Christophe Ghristi
rencontre avec le dramaturge de l’Opéra national de Paris
Christophe Ghristi occupe la fonction de dramaturge à l’Opéra national de Paris où il est également directeur de l’édition, de la communication et de la programmation de l’Amphithéâtre et du Studio. À ce titre, il est chargé des concerts, des publications et des expositions qui ont pour vocation de mettre en lumière les ouvrages représentés sur les plateaux du Palais Garnier et de l’Auditorium Bastille. Depuis son arrivée, il s’ingénie à faire entendre tout un monde à travers les Convergences, un monde souvent peu connu, parfois inconnu.
Comment avez-vous été amené à travailler dans un théâtre lyrique ?
J’ai toujours voulu travailler dans un opéra, parce que j’aime la musique depuis que je suis adolescent. Au départ, c’était pur fantasme ! Je suis né à Cannes, j’ai été élève de l’École normale supérieure, puis j’ai commencé à enseigner, ce qui est toujours difficile quand on a vingt-quatre ou vingt-cinq ans et qu’il faut transmettre des connaissances à des élèves à peine moins âgés que soi. Mais je n’avais pas vraiment la vocation, je crois. Parallèlement j’ai commencé à faire quelques piges pour des publications spécialisées : Opéra international d’abord, dont le rédacteur en chef était Sergio Segalini, puis Diapason où j’ai rencontré André Tubeuf qui m’a présenté à Nicolas Joel, alors directeur du Capitole de Toulouse. Notre entente fut immédiate. J’ai donc commencé en 1995 au Capitole. Finalement, je suis parti vivre là-bas où j’ai œuvré au fil de quatorze saisons en tant que dramaturge. Notre collaboration s’est poursuivie quand il a été nommé directeur de l’Opéra national de Paris. Et nous en sommes déjà à la fin de notre troisième saison...
Vous avez différentes responsabilités à l’Opéra de Paris, notamment celle des Convergences...
Ce mot désigne l’ensemble des concerts et manifestations qui ont lieu à l’Amphithéâtre Bastille. Elles empruntent des chemins de traverse et convergent, comme leur nom l’indique, vers les spectacles des deux grandes salles, Bastille et Garnier. Les Convergences, pour lesquelles j’ai carte blanche, c’est une vingtaine de programmes par saison, avec un taux d’occupation de 100%, ce qui, bien sûr, nous réjouit. Le prix des places est assez bas, c’est vrai, mais je crois aussi que les œuvres proposées sont toujours intéressantes et que ces concerts sont conçus d’une manière attrayante. Déterminer l’ordre et la composition d’une soirée, avec sa logique et sa dynamique propre, c’est tout un art. À l’Amphithéâtre, nous faisons du cousu main !
Je vois une orientation des programmes plutôt Mitteleuropa qui est celle que vous pratiquiez déjà lors de votre charge au Capitole de Toulouse. D’ailleurs, on retrouve des fidèles parmi les artistes, comme le Quatuor Aron, etc.
La saison qui s’achève était assez française, avec beaucoup de chanteurs francophones et un répertoire qui reviendra en 2013/14. La prochaine revêt une couleur assez différente, puisqu’elle s’oriente principalement vers le Lied. Les proportions de l’Amphithéâtre me semblent parfaites pour le récital. Les grandes salles parisiennes ne souhaitent plus prendre le risque de programmer des Liederabend. Lorsqu’elles le font, elles ne remplissent pas, même avec de très grands noms du chant. Beaucoup d’artistes, connus et moins connus, aspirent à cet exercice tant périlleux et passionnant. Ils sont heureux de pouvoir s’exprimer dans des pages rares où, en général, ils ont beaucoup de choses à dire. Je les comprends bien : le Lied est un domaine inépuisable ! Je pense, par exemple, au baryton Adrian Eröd qui est ravi de chanter le Notturno d’Othmar Schoeck [1er mars 2013] : voilà longtemps qu’il voulait le chanter. Certains interprètes aiment à se confronter à autre chose que la scène lyrique, mais il n’est pas toujours simple pour eux de pouvoir le faire. Ainsi de Riccarda Merbeth qui explorera l’univers du Lied à la charnière du XIXe et du XXe siècle – un répertoire qui lui va superbement.
Un bel écho au Nain de Zemlinsky, repris à Garnier !
Oui, Riccarda Merbeth chantera Alexander von Zemlinsky, Richard Strauss, Arnold Schönberg, Anton von Webern, mais aussi Erich Wolfgang Korngold et Franz Schreker [8 mars]. Quelques jours plus tôt, le Quatuor Aron aura donné le Quatuor Op.25 n°4 de Zemlinsky (en compagnie du Notturno de Schoeck cité plus haut).
Vous avez cité le nom d’un compositeur maudit, Franz Schreker...
L’Opéra national de Paris a programmé Mathis der Maler de Paul Hindemith [lire notre chronique du 19 novembre 2010], après Cardillac du même Hindemith [lire notre chronique du 14 octobre 2005] et Die tote Stadt de Korngold [lire notre chronique du 9 octobre 2009]. Je sais que Nicolas Joel aimerait continuer d’explorer ce répertoire germanique du début du XXe siècle en programmant Die Gezeichneten de Schreker, titre traduit par Les stigmatisés [lire nos chroniques du 18 avril 2004 et du 4 août 2005]. C’est un chef d’œuvre !
Lui qui fut un grand compositeur d’opéras, Schreker fait son entrée à l’Opéra de Paris à travers ses mélodies. Peut-on imaginer un chemin à rebours, à l’écrevisse, pour ainsi dire, qui mènerait de la programmation de ses Lieder vers celle d’Irrelohe, ou Der Schatzgräber, Der ferne Klang, Die Gezeichneten ?
J’aimerais ! Il est certain qu’il me paraît indispensable d’entretenir la curiosité du public. C’est l’aider à cultiver sa propre fantaisie. De fait, le public adhère, puisque ces concerts sont déjà « vendus », à l’heure actuelle. Cela signifie qu’il nous fait confiance et accepte volontiers qu’on le mène vers des choses qu’il ne connaît pas forcément.
Cela induit que ce que l’on entend souvent – à savoir que le public manquerait de curiosité, refuserait de se confronter à des répertoires nouveaux, et que programmer ces derniers constituerait donc un risque immense, voire totale inconscience – n’a pas lieu d’être dit…
Bien sûr ! Il n’y a aucune raison objective d’être si prudent, si tiède, vraiment. J’en garde pour preuve le cycle Hindemith que nous avons donné pendant les représentations de Mathis der Maler. Il y a avait quatre concerts, avec les Lieder, les quatuors à cordes, mais encore une soirée entièrement dévolue à l’alto, par Antoine Tamestit, où nous n’avons fait aucune concession (nous n’avons joué que des pièces d’Hindemith, sans les mâtiner jamais de Brahms ou de Schubert, par exemple) qui fut un immense succès ! Le public était bouleversé. L’expérience montre que le risque n’est pas si grand qu’on veut bien le dire. Au contraire. Voilà d’ailleurs mon idée du service public : derrière un répertoire monumental d’indéniable intérêt, on trouve une multitude d’œuvres de très grande qualité qu’il nous appartient de mettre en lumière, je crois. C’est primordial qu’on puisse les entendre et par les interprètes qu’ils exigent. L’adéquation est indispensable : le bon endroit et la bonne personne pour telle œuvre. Par exemple : en 2012/14, Soile Isokoski chantera le Quatuor Op.10 n°2 d’Arnold Schönberg ; c’est très inattendu, et nous « forçons » un peu les choses, mais je suis persuadé que cette rencontre-là, entre une telle interprète et cette musique, précisément, s’imposera.
Selon vous, pourquoi ne donne-t-on pas en France les opéras de Schreker ? Il y aura Der ferne Klang dans quelques mois à Strasbourg, c’est un début… Et de Korngold, on ne joue que Die tote Stadt, de même que de Zemlinsky on se cantonne à Der Zwerg ou Eine florentinische Tragödie, alors qu’ils ont tous trois écrit beaucoup d’autres choses. Pourquoi ?
Il est vrai que Schreker n’a jamais réussi à s’imposer en France [lire notre chronique de Der Schatzgräber, le 7 mars 2004], ni au concert ni à l’opéra. Il n’y a aucune raison de ne pas monter ces ouvrages. Naturellement, moins on les fait entendre plus ils demeurent étrangers. Quel dommage ! Il faut distribuer les bonnes voix dans les bons ouvrages et engager des chanteurs très connus du public pour défendre des œuvres qui le sont moins – c’est ce que fera bientôt Thomas Hampson avec Fennimore and Gerda, le sixième opéra de Delius. Le public fait alors confiance au chanteur qui le mène vers la rareté. J’adore ce que l’on appelle le « grand répertoire », mais beaucoup trop d’œuvres magnifiques attendent qu’on les donne. Où joue-t-on Pénélope de Fauré, par exemple ?
Il vous arrive de faire des choix étonnants. Ainsi de deux soirées consacrées à Frederick Delius...
Je tenais à rendre hommage à Frederick Delius, un grand compositeur anglais que j’aime énormément, à cheval sur le XIXe et le XXe siècle. Il est né la même année que Debussy, c’est donc le moment de le faire. Il reste malheureusement peu connu en France, bien qu’il y ait vécu. Idéalement, je serais heureux qu’un jour on monte ses opéras, Koanga ouA Village Romeo and Juliet. En attendant, le Quatuor Danel jouera son Quatuor de 1916, ainsi que celui d’Edvard Grieg dont il fut l’élève [10 novembre 2012], et le soprano Lynne Dawson, mélodiste exceptionnelle dans le répertoire britannique, fera entendre ses mélodies, un domaine où Delius fit des merveilles ; elle prépare un fort beau programme de mélodies anglaises et scandinaves, mais aussi de mélodies sur des poèmes de Verlaine [5 novembre].
De récital en récital, les programmes se répondent : les mélodies de Delius en novembre, l’Opus 36 d’Elgar en mars, mais encore par-delà les Convergences, puisqu’on remarque, pendant la reprise de Khovantchina (Moussorgski) en février, un Salon musical à Garnier où seront données des raretés de Rubinstein et de Rimski-Korsakov [3 février] qui croisent, au fond, le Quintette de Taneïev [15 mai] et l’intégrale plus tardive des sonates de Scriabine…
J’ai toujours travaillé ainsi, en croisant les séries, si je puis dire. C’était d’ailleurs le cas pour Billy Budd avec les quatuors de Britten dans le cadre des Convergences et un menu chambriste britannique aux Salons musicaux, il y a deux saisons [lire nos chroniques du 28 avril et du 25 avril 2010]. Cela dit, les Salons musicaux sont l’initiative des musiciens de l’orchestre. Il se trouve qu’ils s’intéressent particulièrement à la cohérence de la programmation et y contribuent d’eux-mêmes… ce qui n’exclut pas la consultation du dramaturge maison, bien sûr. Un écho à Delius pourrait être, en effet, le récital de Marie-Nicole Lemieux dont je suis ravi qu’elle ait accepté de chanter avec piano les Sea Pictures d’Elgar [7 mars 2013].
Pour le répertoire russe, signalons également que Tamar Iveri donnera à l’Amphithéâtre l’un de ses tout premiers programmes récitalistes, avec des mélodies de Rachmaninov et Tchaïkovski [1er juin]. Quant au Quintette de Sergeï Taneïev, voilà longtemps que je souhaite qu’on le joue. C’est une œuvre magnifique que l’on n’entend jamais, malheureusement. La pianiste Mûza Rubackyté nous fait la gentillesse de l’apprendre, et je dois dire qu’elle a accepté avec grand enthousiasme. Nous avons la chance de nous adresser à d’excellents artistes qui ont envie de sortir des sentiers battus et le font avec beaucoup d’engagement et de plaisir, dans des conditions financières qui, il faut bien le reconnaître, ne sont guère mirifiques. Car sachez que nous disposons d’un tout petit budget pour faire tout ça !
Les Convergences nécessitent beaucoup de travail de la part d’interprètes qui ne sont absolument pas certains de pouvoir les redonner ailleurs, n’est-ce pas ?
C’est un aspect non négligeable, oui. Et vous avez raison d’évoquer des fidélités : j’aime beaucoup le Quatuor Aron [lire nos chroniques du 8 octobre et du 5 novembre 2009] qui est toujours partant pour travailler de nouvelles partitions dont on sait bien qu’il ne les rejouera sans doute pas ensuite. Il s’agit d’un considérable investissement artistique pour un concert unique. Dans la mesure du possible, je m’associe à d’autres salles européennes, comme le Wigmore Hall (Londres), afin que les artistes puissent redonner ces programmes ailleurs. Ce n’est certes pas facile à coordonner, mais j’espère pouvoir faire en sorte que certains projets d’importance puissent se rejouer.
Que dire des soirées Liszt (un compositeur plutôt présent à l’Opéra, en 2012/13) ? Qu’elles accompagnent à leur manière la reprise du Ring ?
Oui, elles en sont directement l’écho, d’une part, mais renvoient également à un suivi avec certains artistes depuis l’année Liszt. Si les Années de pèlerinage accompagnaient Götterdämmerung l’an dernier, la reprise se fera dans l’aura ô combien crépusculaire des sonates de Scriabine que jouera Varduhi Yeritsyan. Cette intégrale se répartit sur deux soirs où des pages de Marina Tsvetaeva, de Vladimir Maïakovski, de Fédor Dostoïevski et d’autres auteurs russes mettront en regard, via la voix d’Olivier Py, cette musique d’apocalypse [4 et 5 juin]. François-Frédéric Guy donnera la Sonate en si mineur, mais aussi, en grand passionné d’opéra qu’il est, les Paraphrases d’Hugo Wolf sur les opéras de Wagner que personne ne joue [8 février]. 2013 est l’année d’un double bicentenaire, puisqu’on y fêtera Richard Wagner et Giuseppe Verdi. C’est dans ce cadre que s’inscrit le récital de Michel Dalberto, concentré sur les Paraphrases verdiennes de Liszt [11 janvier]. Quant au grand baryton italien Luca Pisaroni, c’est avec Liszt qu’il se met au Lied, une porte d’entrée « italienne » (Trois sonnets de Pétrarque) au domaine allemand [28 novembre 2012].
La boucle est bouclée, puisque vous nous parliez d’une saison de Lieder… On y entendra des raretés, mais encore deux monuments absolus, n’est-ce pas ?
Oui, il n’y a pas que Schreker, Wolf ou Zemlinsky, bien sûr ! Mais encore Franz Schubert avec Winterreise et Die Schöne Magelone de Johannes Brahms, projets qui sont le fruit d’une collaboration de longue date avec les artistes. Depuis longtemps je travaille avec Elisabeth Leonskaja, une immense schubertienne. Pourtant, elle n’a jamais joué le Voyage d’hiver. Bien qu’elle ait accompagné Brigitte Fassbaender, Marjana Lipovšek, etc., le Lied lui fait peur. Elle est parfaitement consciente qu’aujourd’hui tout l’amène à jouer Winterreise, bien sûr ; encore fallait-il qu’elle s’en fasse un devoir, si l’on peut dire, pour l’organisateur qui le lui demanderait, pour le public qui l’y attend [14 et 18 janvier 2013]. Pour La belle Maguelonne [16 et 17 avril], c’est différent. La comédienne Marthe Keller avait envie de s’associer à Philippe Jordan, notre chef (ce que j’ai saisi entre deux portes) ; lorsqu’il fut l’assistant de Daniel Barenboim à la Deutsche Staatsoper de Berlin, Philippe a rencontré le baryton Roman Trekel : l’association des trois s’est naturellement imposée. Ils donneront Die Schöne Magelone en allemand (surtitré), car les versions françaises du poème de Ludwig Tieck ne me convainquent guère – je ne suis pas mal placé pour le dire, puisque j’en ai moi-même faite une qu’Éric Génovèse a dite avec Matthias Goerne, mais le passage incessant de l’allemand au français ne me satisfait vraiment pas.
Vous nourrissez une véritable passion pour le Lied. Qu’est-ce qui vous porte vers ce répertoire-là ?
En lui peut aisément se rejoindre mon amour de la poésie, de la littérature et de la musique. Depuis toujours, j’ai une affinité particulière avec le Lied et son univers. C’est un goût très profond… que je ne m’explique pas précisément, d’ailleurs. L’intérêt pour la musique de chambre est lui aussi venu très tôt. Je trouve important qu’une « maison » comme celle-ci, par définition dédiée à la grande forme, programme aussi du récital, à une époque où il se trouve en danger. C’est un domaine riche, inépuisable, qu’il faut défendre avec ardeur ! Pourtant, il devient de plus en plus rare dans les salles. Entend-on souvent les Lieder d’Hugo Wolf à Paris, par exemple ? Et sans aller chercher loin, de Schubert l’on peut entendre plus ou moins régulièrement les grands cycles, mais le catalogue comprend une multitude de bijoux qu’on ne programme presque plus ; ils sont cependant fondamentaux. De même des grands cycles de Schumann.
J’en profite pour vous donner un coup de chapeau pour les brochures de salle que vous éditez. Ce sont de vrais livres !
Nous en vendons environ cinq cents par soirée ! Mais nous ne sommes pas éditeurs à proprement parler, ce qui empêche de les diffuser largement en librairie. À chaque fois, il s’agit du programme de l’œuvre qui est jouée, avant d’être celui de la production que nous présentons. Des textes du patrimoine voisinent avec des articles que nous commandons qui, pour être écrits par des connaisseurs, doivent toujours rester clairs et lisibles. Il y a également une iconographie abondante et soignée (reproductions de tableaux, photographies, etc.). En donnant à voir et à lire, le but est de resituer un opéra dans sa bulle culturelle.
Vous êtes également auteur, puisque vous avez signé le livret d’Akhmatova, l’opéra de Bruno Mantovani [lire notre chronique du 28 mars 2011] créé à la Bastille la saison dernière...
Nous avons travaillé dans une atmosphère d’harmonie assez incroyable, sans d’ailleurs nous être beaucoup parlé. Les choses venaient d’elles-mêmes. Bruno Mantovani a composé sa partition à propos des scènes et des répliques que je lui proposais. Ensemble, nous avons plusieurs autres projets… mais vous savez aussi bien que moi que la création d’un opéra est toujours un investissement très coûteux pour un théâtre. Il faut donc attendre ou espérer une commande.