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Chroniques
Dai Fujikura
œuvres variées
S’il est un disque qui permette de mieux appréhender l’art d’un compositeur d’aujourd’hui, c’est bien celui-ci. Regroupant des pièces écrites entre 2001 et 2010, il montre de quelle sorte Dai Fujikura intègre les acquis de ses études musicales en Angleterre à la découverte du patrimoine sonore de son pays d’origine, à ce point que l’on pourrait presque parler de « réconciliation », n’était la vive volonté d’inventer des utopies plutôt que d’apprivoiser le monde tel qu’il est, credo sans cesse répété par Fujikura dans le fort beau texte que signe l’écrivain, musicien et professeur britannique David Toop en guise de notice (en langue anglaise). Encore cette passionnante présentation resitue-t-elle admirablement le contexte de l’avènement d’une musique contemporaine japonaise de technique occidentale, évoquant le pionnier Fumio Hayasaka (1914-1955) et ses suiveurs Masaru Satō (1928-1999) ou Toshirō Mayuzumi (1929-1997) – Berlin connut en 1976 la création mondiale de son opéra Le pavillon d’or d’après le roman éponyme de Mishima –, tous trois fort actifs au cinéma, à l’instar du plus connu de la génération d’après-guerre, Tōru Takemitsu (1930-1996). Tous s’interrogèrent sur l’instrumentarium traditionnel dont user parfois en le combinant de diverses façons à nos médiums.
Né en 1977 à Osaka, Dai Fujikura n’a pas, lui, à se démarquer du nationalisme ravageur qui sévit au Japon dans les années cinquante (contrairement à ces compatriotes nés dans les années trente). Le regard porté à partir des années 2000 sur la musique traditionnelle japonaise affirme par dédit l’inscription de sa démarche générale dans l’invention d’un monde sonore propre à lui, fantasmé dans l’enfance via le destin des grands compositeurs germains, explosé durant l’adolescence par la fascination pour les musiques de films d’horreur, enfin confronté à l’esthétique des maîtres (George Benjamin, Pierre Boulez, György Ligeti, etc.), découverte en Angleterre où l’artiste vit depuis l’âge de quinze ans. La liberté qui traverse chacun de ses gestes musicaux en est presque troublante – « personne ne composait autour de moi, personne ne faisait quoi que ce soit de culturel », dit-il : ceci expliquerait donc cela ?...
Grâce au souffle de Kate Romano l’on entend Rubi(co)n, brève page écrite en 2006 pour clarinette solo, altière péroraison polarisée sur un intervalle obsessionnel. La même année était révisé Eternal Escape pour violoncelle (première version en 2001), un opus qui surgit comme une chute où s’installe une danse musclée, quasibaroque, souvenir de chaconne parfumé de musique de théâtre japonais dont le cérémonial est fragmenté par une expressivité surlignée, d’aujourd’hui. Ces quelques minutes intenses se concluent dans une frénésie indicible, sous l’archet virtuose d’Adrian Bradbury. C’est également en 2006 que Fujikura conçoit Phantom pulse pour douze percussions, ici le Lucerne Percussion Group placé sous la direction de Michel Cerutti. Il s’agit d’une commande de l’Académie du Festival de Lucerne, alors sous la responsabilité de Boulez. Dans le programme de salle de la création (11 septembre 2006), le compositeur précisait avoir dû faire glisser son projet dans le dispositif convoqué par l’œuvre d’un autre, jouée juste avant la sienne : alors que jamais encore il n’avait écrit pour douze percussions, il s’est déclaré heureux de devoir le faire dans une telle contrainte, malgré « un énorme mal de tête, ajoutait-il avec son humour tout personnel, qui provoqua la pénurie de paracétamol à Notting Hill ». Pourquoi le titre évoque-t-il une pulsation fantôme ? Parce qu’une métrique changeante soutend de manière souterraine cette vingtaine de minutes aux climats insaisissables.
Deux œuvres convoquant un effectif plus développé encadrent ce programme. Conclu en 2010 par Sakana et Breathing tides qui en devinrent les quatrième et deuxième mouvements, Okeanos est un cycle en cinq parties, commencé en 2001 avec Okeanos breeze qui en sera le final. Alto, hautbois et clarinette rencontrent koto et shō, empruntés à l’instrumentarium du gagaku. Pas de « japonisme » pour autant, tendance dont en rien l’on ne saurait accuser Fujikura : les médiums croisent leur miroir pour plus secrètement s’y fondre. Pour commencer, Touch of breeze (2004), pour alto, clarinette et shō, ouvre énergiquement l’exécution. Soudain, la sonorité éthérée du shō suspend ce trait initial nerveux dans une méditation absorbante, presque extatique, à peine ponctuée, pour finir, d’une réminiscence du premier effet, estompé. Au shō d’alors s’emparer de Breathing tides, les multiphoniques du hautbois se frottant « au-dedans ». Les instruments s’imitent, irisent jusqu’au masque leur identité. Le concept se poursuit dans Cutting sky (2006) où les pizz’ de l’alto et les cordes pincées du koto se déguisent adroitement en un cousinage dialogué par-delà le charme distordu d’un écart de tempérament. « Japonisant » l’alto et « mandolinant » le koto, la pièce avance en toccata. Si la clarinette est seule dans Sakana, elle s’invente un double, shakuhachi absent qui oscille en trilles et en écho. Lorsque tous cinq jouent ensemble Okeanos breeze survient un gagaku proche de Takemitsu. Son égrainement mène à un conglomérat vif, suivi d’un solo de shō, immuable, ponctué en imitations discrètes. Le figuralisme occupe les vagues de l’alto, la bourrasque clarinettistique et les gouttes du koto. Bridget Carey (alto), Kate Romano (clarinette), Jinny Shaw (hautbois), Melissa Holding (koto) et Robin Thompson (shō) forment l’ensemble éponyme Okeanos.
Dans cette musique, on ne trouvera pas d’invocation des éléments – on prolongera cette écoute par celle du fort beau CD de l’ensemble Prague Modern, paru récemment chez Stradivarius [lire notre critique]. Sans doute est-ce aussi en cela qu’elle n’est pas japonaise, contrairement aux pages d’Hosokawa ou de Mochizuki [lire notre critique du CD] – peut-être est-ce l’une des explications de la mauvaise réception de Solaris, l’opéra de Fujikura [lire notre chronique du 5 mars 2015]. De même que Phantom pulse, c’est la captation live de la création de Secret forest, à Tokyo le 5 novembre 2008, que livre ce disque. Ken Takaseki dirige l’ensemble Art Respirant. Le compositeur décrit l’œuvre comme « la création d’une forêt imaginaire où les oiseaux et les insectes ne chanteraient que selon les voies musicales qu’il affectionne » (cf. David Toop). On se souvient de sa première française, cordes sur scène et huit vents répartis autour du public [lire notre chronique du 3 octobre 2009]. On retrouve le goût des départs explosifs, des sections à la séduisante tonicité où les tempéraments sont brouillés à la manière spectrale. Faut-il citer Varèse qui détestait les petits oiseaux ? Non : plutôt que de leur préférer les marteau-piqueurs, Dai Fujikura les réinvente, tout simplement. Brillantissime !
BB