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Daniele Gatti
rencontre avec le chef italien
Avec la Traviata qu’il dirigeait cet hiver à la Scala [lire notre chronique du 15 décembre 2013], mais encore le Falstaff d’Amsterdam tout récemment, bientôt Il Trovatore au Salzburger Festspiele et Macbeth au Théâtre des Champs-Élysées la saison prochaine, Daniele Gatti s’impose assurément comme un grand chef verdien de la scène internationale. À la tête de l’Orchestre national de France, il s’est distingué par une remarquable intégrale Gustav Mahler, mais encore à travers des grands cycles symphoniques, comme celui dédié à Tchaïkovski. Il nous parle de geste, de son, de mise en scène… de musique, naturellement !
Il y a quelques semaines, vous avez dû annuler plusieurs concerts en raison d'un problème à l'épaule. Il n'est pas fréquent de parler de « retour de blessures » pour un chef d'orchestre, pensez-vous qu'on sous-estime cette dimension athlétique (et stratégique) ?
La gazzetta dello sportavait organisé une rencontre à ce sujet avec José Mourinho, alors entraîneur de l'Inter de Milan. Je l'avais rencontré lors d'un entraînement à La Pinetina et nous avions évoqué les parallèles, notamment en matière de leadership et de résultat. Les points communs sont nombreux, même si pour un chef, on peut dire que l'effort physique se réduit avec l'âge. Quand on débute, on veut se montrer convaincant auprès les musiciens. C'est important de souligner ce qu'on désire obtenir d'eux, même si, grâce à leur fidélité et avec l'expérience, on peut obtenir le même résultat avec un effort réduit. Dans le passé, certains chefs, comme Richard Strauss par exemple, pouvaient obtenir des effets impressionnants avec des gestes réduits au minimum. Aujourd'hui, le jugement du public passe par le fait de voir la gestuelle du chef. Une partie des auditeurs va juger positivement une exécution parce qu'elle aura été marquée par les gestes qui enrichissent l'écoute. Il m'arrive de penser – en exagérant – qu'on devrait parfois placer un paravent entre le chef et le public. La puissance d'une lecture musicale n'a pas besoin d'une perturbation d'ordre visuel, même si le public aime voir l'engagement du chef dans le geste.
C'est un risque ?
Oui, dans la mesure où la valeur du message musical passe par le geste. Malgré tout, un jeune chef aura besoin de s'exprimer de façon extravertie. Certains artistes n'ont pas besoin d'interposer un jeu d'acteur entre la musique et le public, je ne me permets pas de juger. Il y a une nécessité de l'engagement mais, avec la maturité, on élimine toute superficialité pour mieux se concentrer sur le message à transmettre. De toute façon, il y a une évolution réciproque entre les artistes et le public qui les accompagne tout au long de leur carrière. À l'époque où je dirigeais à Santa Cecilia de Rome, je faisais trois fois plus d'efforts physiques qu'aujourd'hui, surtout pendant les répétitions. Je terminais souvent épuisé, il fallait que le premier violon me fasse signe de me calmer car je me donnais tout entier. Trente ans plus tard, je suis beaucoup plus pragmatique et sans doute moins spectaculaire. Une répétition n'est qu'une phase où l'on doit tout contrôler ; j'espère que pendant le concert, le message arrive plus directement, sans interférer avec la démonstration visuelle.
Quel type de son recherchez-vous ?
En tant que musicien, je cherche à exprimer ce que contient la partition. Comment définir le son d'un compositeur ? Si Beethoven, Strauss ou Mahler étaient parmi nous, ils se féliciteraient de voir qu'on présente leurs œuvres à Paris, New York, Rome, Londres… On ne peut pas définir un son d'orchestre spécifique à un compositeur donné. Pour quelles raisons pense-t-on qu'un orchestre « sombre » comme Dresde ou Munich ne peut pas jouer Stravinsky ? Et Amsterdam qui ne serait pas assez « latin » pour Puccini ? Le plus important pour moi, c'est un chef qui arrive avec des idées musicales et se concentre sur l'utilisation du matériel à sa disposition. Écoutez Brahms ou Beethoven par Toscanini avec l'orchestre de la NBC : pouvez-vous parler de son beethovénien ou brahmsien ? Non, c'est un son sec mais qui garde en lui une idée musicale, une structure, une idée de phraséologie qui rend l'orchestre heureux de jouer avec un tel chef. Il m'arrive d'aller chercher dans le son des éléments d'expression très précis. S'il y a une nécessité dramatique, je peux demander un son « sale » dans Mahler, que ce soit avec Amsterdam, l’ONF ou les Wiener Philharmoniker. J'utilise la spécificité d'un son d'orchestre dans certaines partitions parce que j'ai l'intuition qu'elle s'accordera à l'idée que je défends. Quand nous avons fait le cycle Mahler, Beethoven, Brahms, j'ai dû forcer l'expressivité naturelle de l’ONF pour obtenir ce qui me semble important dans ces œuvres.
Avez-vous l'impression que vous interprétez différemment la musique française depuis que vous dirigez l’Orchestre national de France ?
En fait, j'ai pratiquement débuté dans ce répertoire avec lui. Avant d'arriver ici, j'étais pour ainsi dire totalement vierge et j'ai découvert la fluidité du son chez Ravel et Debussy. J'ai sans doute cherché avec eux une lecture un peu plus « carrée », histoire de se débarrasser de l’éternel a priori que tout doit être flou dans cette musique. J'ai modifié les tempi pour découvrir des angles nouveaux, notamment dans Daphnis et Chloé, La mer ou La valse.
Êtes-vous attiré par le plus parsifalien des opéras français, Pelléas et Mélisande ?
Le plus parsifalien ou le plus tristanien ? Selon moi, Pelléas, c'est un peu Tristan qui visiterait Montsalvat. Le thème dramatique est profondément tristanien, même si Wagner aborde plus ouvertement des questions philosophiques. Le symbolisme de Maeterlinck me passionne. La forêt dans laquelle se perd Golaud, c'est un moment de crise… une entrée en matière qui rappelle le début de la Divine Comédie. Une autre scène aussi, quand les deux amants sont dans la caverne et voient les pauvres : j'y vois une projection de Mélisande apercevant dans l'obscurité son avenir malheureux avec Golaud.
Cet opéra est un voyage dans un songe. La couleur est relativement uniforme. Il faut trouver une lecture qui décèle un risque, comme dans Parsifal… Je vais diriger Pelléas et Mélisande pour la première fois la saison prochaine, au Maggio Musicale de Florence. Des contacts ont été pris pour la distribution, mais rien n'est encore arrêté.
Avez-vous choisi le metteur en scène ?
J'ai vu plusieurs mises en scène, dont celle de Stéphane Braunschweig à l'Opéra Comique [lire notre chronique du 22 juin 2010], avec qui j'ai fait Don Carlo à la Scala. Mon idéal irait vers quelque chose de très épuré, avec un travail sur la lumière et, éventuellement, des projections. J'ai besoin d'un metteur en scène qui comprenne la dimension symboliste et la traduise. Pour cette production, je travaillerai avec Daniele Abbado. J'en attends beaucoup. Le festival a traversé une période difficile et a failli disparaître. L'État italien l'a sauvé d'extrême justesse. Avec la Scala, c'est l'autre place prestigieuse de la péninsule. Florence a tout pour devenir un Salzbourg italien.
La nomination de Riccardo Chailly à la Scala vient interrompre le duo que vous formiez avec Alexander Pereira. Quel regard portez-vous sur cette décision ?
Ma carrière de chef lyrique ne s'arrête pas là. Entre Bologne, Zurich, Bayreuth, Salzbourg et New York, j'ai eu le temps d'acquérir de l'expérience. Riccardo Chailly est un choix naturel pour Milan. Je l'ai d'ailleurs appelé pour le féliciter. C'est un chef renommé et il souhaitait depuis longtemps aller à la Scala. J'espère qu'il pourra consacrer tout le temps nécessaire à cette institution.
Le public de Bayreuth avait été conquis par le Parsifal de Stefan Herheim. Regrettez-vous de n'avoir pas été présent pour la captation officielle du spectacle en 2012 ?
Ce Parsifal fut un grand événement. Herheim est un metteur en scène vraiment exceptionnel. En 2017, je reprendrai à la Scala ses Meistersinger von Nürnberg que nous avons déjà présentés à Salzbourg en 2013 [photo précédente]. Il faut se souvenir du chemin parcouru depuis le scandale qu'avait provoqué son Entführung aus dem Serail au même endroit. Je dirigerai ensuite cette production au MET en 2020. Concernant Parsifal, il y a désormais la captation new yorkaise dans la mise en scène de François Girard [lire notre chronique du 2 mars 2013]. Je suis fier de cette production, malgré tout le bien qu'on peut penser de celle d’Herheim. Les deux premières années ont vraiment été formidables, avec Christopher Ventris dans le rôle-titre. J'ai eu des mots avec les sœurs Wagner ; il faut savoir tourner la page.
Diriger un Ring, c'est l'aboutissement d'une carrière de chef ?
On pourrait dire la même chose de Parsifal ou de Tristan, que j'ai programmé avec l’ONF en 2017. Ce sont des œuvres capitales, mais je ne crois pas à cette notion de projet ultime. Durant ma convalescence le mois dernier, j'ai beaucoup lu autour de Wagner et de la Tétralogie, notamment Rheingold. Il n'y a pas encore de projet, certes, mais j'ai besoin de rentrer dans cet univers pour pouvoir mémoriser la partition plus facilement. J'espère d'ailleurs qu'il n'y aura jamais de projet final (rire)... Je pense simplement qu'on ne dirige pas de la même manière en fonction de l'âge et de l'expérience. Falstaff, par exemple, impossible de le diriger trop jeune… comment comprendre ce que c'est que l'adieu de Sir John à l'amour, le crépuscule d'une vie [lire notre chronique du 30 juin 2014] ? Tout le temps qu'il lui reste à vivre est un temps d'observation et de réflexion sur sa vie passée. Il y a une tristesse infinie dans cette œuvre. Dans Il barbiere di Siviglia, c'est la même chose. On croit trop souvent que ces opéras sont uniquement destinés à faire rire, mais c'est faux en partie. On en oublierait le drame secret de Don Bartolo et le fait qu’il est déçu et souffre de son projet ruiné. Il faut comprendre cette amertume sous-jacente, car le comique et la tristesse sont proches l'un de l'autre. Il faut une certaine maturité pour aborder cela.
Quels sont vos projets avec l'Orchestre national de France ?
Je voudrais présenter un cycle Bruckner sur deux ans, en faisant une liaison avec Schubert. Ce couplage me tient à cœur, mais pour le réaliser j'attends qu'on soit installé dans le nouvel auditorium. Le choix de la salle est très important pour ce répertoire.
L’été dernier, à Lucerne, vous avez dirigé le Koninklijk Concertgebouworkest d'Amsterdam dans la Neuvième de Mahler [lire notre chronique du 1er septembre 2013]. L'accueil du public fut très enthousiaste…
C'est une des symphonies que je porte au plus profond de moi. Avec le concert donné avec les Wiener Philharmoniker pour le centenaire de la disparition de Mahler [lire notre chronique du 28 mai 2011], ces deux moments ont été parmi les plus forts de ma carrière. Quand vous dirigez la Neuvième avec ces musiciens-là, un sentiment d'infini s’ouvre devant vous, avec la possibilité de monter toujours plus haut. Sur le plan personnel, j'étais touché de savoir qu'il avait composé cette symphonie à l'âge auquel je l'ai dirigée pour la première fois. À Lucerne l'été dernier, je célébrais neuf ans de collaboration avec le Concertgebouworkest. C'est à son invitation que j'ai commencé à diriger Mahler avec ces musiciens, je ne voulais par leur imposer ce choix. Quand ils m'ont choisi pour diriger la Cinquième, j’étais vraiment très heureux. Nous jouons la saison prochaine trois programmes avec les symphonies n°3 et n°6 ; c'est encore une fois le choix des musiciens.