Dossier

dossier réalisé par nicolas munck
nantes – 2 février 2014

des canyons aux étoiles
un parcours festivalier… à la recherche d'Elliott Carter

vingtième édition de La Folle Journée
Des canyons aux étoiles : l'affiche de la Folle Journée Nantaise 2014
© dr

Après une Heure exquise qui convoquait les musiques espagnoles et françaises, René Martin fait explorer un peu plus d’un siècle de répertoire nord-américain à travers l’édition 2014 de sa Folle Journée qui, pour l’occasion, emprunte à Olivier Messiaen son titre : Des canyons aux étoiles. En collaboration avec le musicologue Nicolas Southon, il décline le festival en quatre axes spécifiques : Les racines du nouveau continent (de la culture populaire et du jazz vers une esthétique profondément américaine et la modernité), Les États-Unis terre d’accueil (les compositeurs en exil), Les institutions américaines (le conservatoire de New York dirigé par Dvořák, mais encore le Musical, etc.) et Le cinéma (Takemitsu, Williams, Mancini). Et où est donc passé Elliott Carter ?

Dans une période où la frilosité des pratiques culturelles et la désertion des salles de concert semblent de mise, La Folle Journée a de quoi redonner le sourire aux plus sceptiques. Année de la vingtième édition à La Cité (autrefois Cité des congrès) et de la douzième édition en région Pays de Loire – séries de concerts à Laval, La Flèche, Sablé-sur-Sarthe, Fontevraud, Saumur, Challans, Fontenay-le-Comte, La Roche-sur-Yon, Saint-Nazaire et l’île d’Yeu –, 2014 affole compteurs et statistiques : deux cent soixante-douze concerts (sans compter les gratuits et les « hors les murs » à la rencontre des publics), quarante-sept conférences, mille cinq cents artistes, cent quarante-quatre mille quatre cent soixante-huit billets délivrés (sur cent cinquante mille disponibles, donc un taux de fréquentation avoisinant les 97%). Maître d’œuvre de cette « grande fête populaire de la musique classique » (pour reprendre les termes utilisés par son service de presse) qui s’exporte aujourd’hui à Bilbao, Varsovie et même sur le sol japonais (Niigata, Biwako, Tokyo, Kanazawa), René Martin transforme une nouvelle fois l’essai en réunissant en un seul et même lieu une impressionnante diversité de publics. Impossible de nier l’évidence.

Après avoir convoqué les musiques françaises et espagnoles dans son Heure exquise de 2013, René Martin propose cette fois Des canyons aux étoiles, « landscape » d’environ un siècle de musique(s) américaine(s), de 1860 jusqu’à nos jours. L’utilisation de cet opus d’Olivier Messiaen pose déjà un certain nombre de questions sur la définition de la ou des musiques(s) américaine(s). Certes, cette pièce pour piano solo, cor, glockenspiel, xylorimba et orchestre fut composée entre 1971 et 1974 après un voyage du compositeur en Utah et créée en le 20 novembre au Lincoln Center… so what ? S’agit-il d’un simple clin d’œil au maître français ? L’émerveillement face à l’immensité des grands espaces est-il un critère suffisant pour déterminer une esthétique américaine ? Trêve de mauvaise foi et explicitons plutôt le parti pris de cette programmation made in US. En collaboration avec le musicologue Nicolas Southon (auteur du livre officiel du festival, paru chez Fayard/Mirare : Le nouveau monde et la musique), celle-ci se décline autour de quatre axes spécifiques :

Les racines du nouveau continent permet de joindre sous la même enseigne les impacts de la culture populaire et du jazz dans la construction d’une esthétique profondément américaine, les premières figures de la modernité telles que Charles Ives, Henry Cowell en passant par les courants folkloristes et le minimalisme East et West Coast des années soixante-dix ;

le compositeur Elliott Carter, 1908–2012
© marion kalter | elliott carter

Les États-Unis terre d’accueil donne l’opportunité aux programmateurs (– ouf…nous voilà sauvés !) de faire appel à Rachmaninov, Prokofiev, Dvořák (pendant trois ans directeur du conservatoire de New-York) et autres victimes des persécutions des régimes totalitaires européens ;

Les institutions américaines et Le cinéma autorisent de passer allègrement de Tōru Takemitsu à John Williams et de Messiaen à Henry Mancini sans oublier les renforts du blues, du negro spiritual et de la comédie musicale.

L’affiche officielle du festival se fait le témoin de cette foisonnante diversité en plaçant côte à côte, dans un salon à grande baie vitrée donnant sur une forêt de buildings, Leonard Bernstein (qui semble faire office de chef de file), Erich Wolfgang Korngold, Samuel Barber, Sergueï Rachmaninov, Louise Talma, Nadia Boulanger – pédagogue si incontournable dans la formation de générations de compositeurs étatsuniens –, George Gershwin et Philip Glass. Nos axes sont bel et bien mis en scène ! Si nous comprenons sans mal ce souci d’exhaustivité (la définition de la complexité des musiques américaines se trouvant probablement dans cet ensemble), nous avons plutôt fait le choix d’orienter notre parcours festivalier autour d’œuvres rares et selon nous représentatives d’une tendance et/ou construction d’une modernité spécifiquement nord-américaine (déconnectée ou non des influences de la vieille Europe). Sur la musique d’orchestre nous avons préféré donner la primeur aux pièces solistes ou chambristes, délaissant les grandes salles pour nous confronter aux moments privilégiés qu’offrent les plus réduites. Les propositions des Quatuors Velasquez [lire notre chronique], Tana [lire notre chronique] et Diotima [lire notre chronique], ainsi que de l’Ensemble Utopik, formation nantaise déjà suivie lors de l’édition 2013 et de la résidence du compositeur Philippe Hurel [lire notre dossier] – ont, en ce sens, retenu toute notre attention.

Mais ce parcours s’est aussi construit sur les traces d’un compositeur que nous avons longtemps cherché dans les pages du programme. Nous voulons bien sûr parler d’Elliott Carter. Malgré sa disparition récente – il s’est éteint à l’âge de cent trois ans le 5 novembre 2012 –, seuls cinq concerts (dont deux doublés) donnèrent à entendre certaines de ses pièces. Certes, il s’agit là d’une musique aux contours difficiles, mais on est parfois surpris par la constitution des programmes qui l’accompagne. Prenons l’exemple du récital croisé (sous forme de scène partagée) de Tai Murray et Shani Diluka (jeudi 30 janvier à 17h30 et vendredi 31 janvier à 20h45). Les Quatre Lauds (1984-2001) pour violon seul se trouvent prisonniers d’un menu méditatif constitué d’opus de Cage, Adams et Bernstein, qui donne l’impression d’un « nettoyage d’oreille » pour faire passer la difficile pilule Carter et laisse perdre les bénéfices de l’effort suscité par cette musique.

Par chance, et pour quelques courageux du dimanche midi osant « risquer la rupture », une conférence de la musicologue Corinne Schneider – dont Anaclase évoqua les interventions sur l’écriture pianistique au XXe siècle et la virtuosité selon Pierre Boulez lors de la précédente édition du festival [lire notre chronique du 3 février 2013] – donne quelques pistes pour appréhender un compositeur qui se fait la double incarnation de ladite rupture et d’une certaine modernité nord-américaine. Si ses études musicales, après une licence en littérature anglaise, sont assez conventionnelles (master de musique à New York), Elliott Carter se dit marqué par des chocs musicaux et des rencontres décisives. Nommons Charles Ives, Henry Cowell, Edgar Varèse, Igor Stravinsky et Arnold Schönberg. Afin de livrer quelques exemples de ce que le jeune compositeur pouvait avoir dans l’oreille au moment de sa formation, la conférencière fait entendre le contrepoint dissonant d’Angels (1922), pièce pour six trompettes de Charles Ruggles, figure de l’avant garde. Cette œuvre étrange semble répondre au principe de développements formels du postromantisme sur dissonances placées au premier plan. Entre 1932 et 1935 (et comme beaucoup de ses compatriotes), Carter s’installe à Paris où il recevra l’enseignement de Nadia Boulanger à l’École Normale de Musique et au Conservatoire américain de Fontainebleau. Dans les années trente, sa musique est fortement associée à un néo-classicisme à la Stravinsky. C’est notamment le cas du ballet-légende Pocahontas (1938-1939) pour grand orchestre ou de la plus tardive Holiday Overture (1944, révisée en 1966), presque folkloriste. La rupture s’effectue dans l’immédiat après-guerre. Le discours est renouvelé, on n’y trouve plus de ces répétitions littérales qui cèdent désormais place à une nouvelle grammaire et une nouvelle division formelle. La Sonate pour violoncelle (1948) donne la valeur exacte de cette conversion. Comment put-on en arriver là ? 1950 marque la retraite de Carter dans le désert d’Arizona, comme pour se trouver lui-même, et le début de la composition du Quatuor à cordes n°1. De manière comparable à la sonate de 1948, le musicien recherche plus encore une interdépendance de chaque instrument comme métaphore de sa vision de la société – comment être soi dans le collectif du monde.

Après ce portrait du compositeur [lire notre critique du DVD Un labyrinthe du temps et notre chronique du 18 mars 2005], Corinne Schneider livre quelques éléments de son style. Elle insiste notamment sur l’importance du phénomène de « modulation rythmique » à partir de Saeta pour quatre timbales (1940), puis du contrepoint sériel du Canon for 4, Homage to William pour flûte, clarinette, violon, violoncelle (1984). Elle le présente comme un classique du déploiement libre de la ligne musicale et d’une continuité organique à grande échelle. Cette conférence se referme par l’écoute intégrale de Gra Polish « to play », courte pièce pour clarinette solo (1993), qui fait l’objet d’un bref décorticage analytique. Passionnant, ce temps de rencontre justifie pleinement, notamment dans le cas de répertoires ou de compositeurs jugés délicats, ces actions musicologiques en plein cœur du festival. Toujours dans cette logique de la médiation (au sens le plus noble du terme), nous déplorons que, pour bon nombre de concerts, les brochures de salles se limitent à un simple descriptif des pièces proposées et une biographie des interprètes et compositeurs ; il y a tant à dire, plus particulièrement dans le cas de pièces qui se passent difficilement d’éclairages…

Malgré ce cheminement musical presque exclusivement effectué dans les petites salles de La Cité, nous nous sommes facilement laissés gagner par la frénésie qui règne en maître à La Folle Journée. Il est parfois difficile de se remettre de cette ambiance électrique. Si certaines mauvaises langues pourraient vous dire que c’est uniquement sur ce marathon de concerts et cette « phonie douce » que tient l’événement, notez toutefois qu’il réserve parfois de belles expériences musicales et sensorielles. Enfin, rassurons nos amis « baroqueux » tristement absents depuis l’édition de 2009 : rendez-vous est pris fin janvier pour la prochaine avec Bach, Händel et Scarlatti, autour de l’année 1685.