Recherche
Chroniques
Dmitri Chostakovitch
Suites pour orchestre de jazz n°1 et n°2 – Le Boulon (suite) Op.27a – Tahiti Trot Op.16
Le programme proposé ici par Dmitri Yablonski à la tête de l’Orchestre Symphonique d’État de Russie ne rassemble pas ce qu'on pourrait appeler les chefs-d’œuvre de Chostakovitch (1906-1975), mais plusieurs incursions du génial compositeur soviétique dans le domaine de la musique populaire et du burlesque orchestral.
Inutile de rappeler que Chostakovitch a bénéficié d'un retour en grâce dans le public français grâce à deux événements très désagréables autour de la Valse n°2 de la 2ème Jazz suite enregistrée ici : son utilisation comme musique illustrative dans une publicité télévisée pour une célèbre marque d'assurance et son entrée incongrue au répertoire du violoniste populaire André Rieu. Stanley Kubrick – et là, c'est moins désagréable – en fit aussi la musique de fond qu'écoutent le docteur Bill et sa charmante épouse au tout début de Eyes wide shut. Le décor est planté… Au delà de cet effet de mode, qui a donné à Chostakovitch une visibilité qu'il n'avait vraisemblablement jamais eu depuis sa mort au milieu des années soixante-dix, cette valse charmante, accessible, entraînante est un point d'entrée agréable dans son œuvre, mais assurément pas l'œuvre qui rend le plus justice à sa production. Le grand néophyte préférera plutôt se pencher sur ses symphonies (la Septième par exemple) ou ses quatuors, une production qu'il assimilait à un journal intime.
Ces précautions d'usage énoncées, rien n'interdit de prendre beaucoup de plaisir à l'écoute de ces pièces mineures qui étaient, pour le compositeur soviétique, autant d'occasions de s'exprimer avec liberté et légèreté, en une période horriblement plombée pour les artistes – sous le contrôle de la censure stalinienne et post-stalinienne. Parmi cette production un peu anecdotique, on retrouve par exemple l'irrésistible orchestration de la ritournelle anglaise Tea for two réalisée en 1928 sous le titre de Tahiti Trot, pleine de digressions burlesques, volontairement grotesques, et même très drôles. Ce que nous révèle ce disque, c'est l'humour très précieux de Chostakovitch, qui s'exprime aussi abondamment dans la fameuse 9ème Symphonie ; une légèreté musicale qui tranche étonnamment avec sa personnalité d'angoissé pathologique et sa musique parfois pleine de bruit et de fureur, selon la formule de Faulkner à un tout autre propos.
Chostakovitch a écrit trois partitions de ballet dans les années trente, dont Le Boulon en 1934, dont il tira la suite Op.27a enregistrée ici. L'argument du ballet était centré sur une sombre histoire d'espionnage industriel, prétexte à un ballet constructiviste et très Ballets Russes inspiré des Stravinsky et Prokofiev de l'époque. Le résultat : une succession de huit courtes pièces plaisantes et gaies, qu'il faut peut-être remettre dans leur contexte pour pleinement les apprécier. On écoutera en particulier les accents plus graves du sixième numéro : Danse de l'esclave coloniale.
Évidemment, les deux Suites jazziques – comme on les a appelé en France – sont incontournables sur ce disque et constituent le clou du spectacle, car c'est un spectacle assumé. La plus célèbre, la Jazz Suite n°2 où figure la célébrissime valse dont nous parlions précédemment, a été composée en 1938 pour un orchestre soviétique de jazz, mais la partition fut perdue dans le désordre de la Grande guerre patriotique – comme disent les Russes –, et ne fut exhumée qu'en 2000. On y retrouve une verve populaire très ancrée dans le goût des années trente, parfois un peu nostalgique, plus java que jazz pour reprendre la dichotomie chère à Nougaro, mais parfaitement irrésistible. On se plaira, outre la fameuse Valse n°2, à écouter en boucle la Valse n°1, parodie brillante des valses viennoises de la grande époque. L'orchestration de la 1ère Suite Jazzique de 1934 est un peu plus jazz que java, et ses dimensions sont beaucoup plus modestes. Chostakovitch l'a composée en réponse à un concours organisé à Leningrad, visant à élever le jazz du statut de musique populaire à un hypothétique statut de musique respectable. Admettons que l'entreprise était hasardeuse : le jazz n'est jamais si bon que lorsqu'il est populaire, mais Chostakovitch s'en sort bien, et écrit notamment une très belle valse aux accents langoureux, ainsi qu'un déroutant Fox-trot (Blues) que l'on croirait de Weill.
Reste à préciser qu'il s'agit là d'un SACD, et que la brillance, et même la rutilance absolue des œuvres enregistrées, en fera un très séduisant disque de tests afin d'apprécier les qualités de votre nouvelle platine toute neuve…
FXA