Chroniques

par bertrand bolognesi

Dmitri Chostakovitch
Symphonie en ut mineur op.43 n°4

1 SACD Decca (2004)
475 6190
Dmitri Chostakovitch | Symphonie n°4

Valery Gergiev poursuit son exploration discographique des symphonies de Dmitri Chostakovitch en visitant cette étrange 4ème Op.43 en ut mineur que le compositeur achevait au printemps 1936, et qui attendrait rien moins que vingt-cinq ans avant d'être entendue. L'œuvre fut bel et bien répétée par Fritz Stiedry et la Philharmonie de Leningrad, sans donner lieu à une création, de sorte qu'on a pu penser que l'auteur, insatisfait de son travail, l'avait retirée juste avant de le rendre public ; il n'en est rien, puisqu'en dénommant un an plus tard son nouvel ouvrage 5ème Symphonie, il désigne franchement l'existence d'une quatrième dans quelque tiroir…

Dès l'Allegretto poco moderato, le chef russe impose un climat d'une gravité exceptionnelle, mâtinée d'une tendance au grotesque grandiloquent, à l'image de la propagande de son époque. L'équilibre entre les pupitres est stupéfiant, et le détail plus encore, peut-être. Ainsi, la pâte des cordes sur le martèlement est d'une égalité terrifiante, comme implacable, dans une couleur uniformément sombre, où quelques soli des bois viennent déposer comme d'éphémères taches d'une lumière impuissante. Tout ici est angoissant : les mélodies sinueuses qui ne mènent à rien, dans une sonorité d'une déconcertante légèreté, la pulsation militaire intériorisée, et jusqu'au pouvoir de dérision lui-même. Comme à son habitude, Gergiev s'avère précis, nuancé, et alterne la froideur de la marche au lyrisme le plus fou, le déchaînement sonore à la nudité de certains traits à découvert.

Le Presto sera tellement tendu qu'il pourra parfois devenir difficilement supportable ; les cordes crient, puis valsent désespérément, dans une étrangeté un rien funèbre, tandis que les cuivres mariés aux percussions ponctuent le discours d'une ferraillerie coupante. On retrouve ici des effets sans doute inspirés par quelques traits de la 6ème Symphonie de Mahler. La mélopée apaisante du violon solo est comme résignée devant la puissance des excès précédents, sans la moindre sérénité, et le mouvement s'achève par des points d'interrogation venant conclure l'énigmatique errance du reliquat de la marche obsédante de tantôt. Sans conteste, Valery Gergiev a quelque chose à nous dire par son interprétation électrisante, d'une régularité bien plus effrayante et dévastatrice que tout affolement artificiel.

Le troisième mouvement – Moderato con moto – attend, tapis dans le doute comme un animal de proie l'est dans l'ombre. Se gardant de tout excès d'expressivité, une élégance à laquelle on ne se fiera certes pas habite l'errance mélismatique générale, où la récurrence du motif sur quatre notes s'avère un lent poison. Chostakovitch a puisé le thème du Largo dans Der Tamboursg'sell (Lied du cycle Des Knaben wunderhorn), qu'il traite avec les procédés du troisième mouvement de la Symphonie n°1 du même Mahler. Mais, contrairement au modèle, il n'accorde aucun répit au funèbre. C'est avec l'Allegro suivant qu'il laisse une échappatoire par une inflexion dansée faisant une courte apparition, dans un tout qui additionne de brèves citations plus ou moins masquées, que Gergiev semble se refuser à souligner, évitant de ce fait toute vulgarité.

On l'a dit : cette symphonie est des plus déroutantes de Chostakovitch. Et ce n'est pas le martial dernier mouvement, avec ses pompeuses sonneries de cuivres et ses roulements de timbales ténébreux, qui contredira l'impression générale ! Après une introduction violemment colérique, une sorte d'accalmie forcée semble enterrer la partition, Gergiev y soulignant à peine l'obsédant battement régulier que les contrebasses murmurent, pour une fin comme suspendue, qui nous immobilise peu à peu dans le gel. Cet enregistrement de novembre 2001 rend assez justement compte de la tournée de concerts dans laquelle le Mariinski et son chef promenèrent cette 4ème Symphonie – on se souviendra de leur passage parisien au Théâtre du Châtelet [lire notre chronique du 31 janvier 2003].

BB