Chroniques

par bertrand bolognesi

Dmitri Chostakovitch
Symphonie n°10 en mi mineur Op.93

1 CD Naïve / Radio-France (2003)
V 4973
Dmitri Chostakovitch | Symphonie n°10 en mi mineur Op.93

Grâce à la précieuse collection Radio France publiée chez Naïve, les mélomanes pourront redécouvrir le concert du 8 janvier 1978, donné au Théâtre des Champs-Élysées, où l'un des plus grands chefs soviétiques étaient venu diriger l'Orchestre National de France pour une mémorable Dixième de Dmitri Chostakovitch. Né en Allemagne il y a quelques quatre-vingt-douze ans, Kurt Sanderling fit des débuts remarqués au Staatsoper Unter den Linden, à Berlin, à l'âge de dix-neuf ans. Le brillant élève de Furtwängler, Klemperer et Kleiber décide de quitter la capitale désormais nationale socialiste pour vivre pleinement ses choix et opinions en s'installant à Moscou. Il adoptera la nationalité soviétique quatre ans plus tard, et sera le collaborateur privilégié du grand Mravinski à l'Orchestre Philharmonique de Leningrad jusqu'en 1960, date à laquelle il crée le Berliner Sinfonieorchester à Berlin-Est, formation qu'il dirigerait jusqu'en 1977, tout en conduisant la Dresdner Staatskapelle. C'est d'ailleurs Evgueni Mravinski qui créa la Symphonie en mi mineur n°10 Op.93 de Chostakovitch le 17 décembre 1953, quelques semaines après l'achèvement de sa rédaction, soit quelques mois après la mort du petit père du peuple. Sanderling aborda l'œuvre du compositeur en 1939 par la Sixième, et devait rencontrer l'homme – auquel il restera artistiquement lié jusqu'à sa mort en 1975 – pendant la guerre.

Acceptant volontiers les invitations à diriger les plus prestigieux orchestres, à l'Est comme à l'Ouest, Kurt Sanderling était à Paris cet hiver 1978, et y abordait le sombre prélude de cordes du premier mouvement de la Dixième dans un lyrisme retenu et langoureux, posant un climat dangereux que venait éclairer d'un rayon adouci le beau thème de la clarinette solo, enflant peu à peu les mélismes des cordes jusqu'à progressivement atteindre une véhémence douloureuse. Cette lecture s'avère d'une tenue assez austère, d'une classe incomparable, qui n'appuie jamais aucun effet. Les interventions solistes y prennent une nudité parfois désarmante, comme celle de la flûte, agissant comme un baume, qui vient amorcer une valse tragique un rien boiteuse. On appréciera particulièrement l'énergie de la déferlante section centrale, et les échanges apaisés des soli qui suivent, d'une exemplaire précision, dans une sorte de suspension du temps, avant la discrète réminiscence du mouvement de valse, telle une ombre qui se transforme. Là, le chef laissait s'épanouir un lyrisme plus sucré, dans l'alternance des soli et des grandes phrases de cordes, ainsi que dans les chromatismes des bois. On pourrait parler d'une grave sérénité sans illusion sur le retour du début qui vient fermer ce Moderato qui reste inquiet, bien que le rayon de lumière des deux flûtes y soit cette fois nettement plus clair que la clarinette, bien sûr. On a souvent parlé d'une symphonie de l'espoir, d'une certaine libération à la mort de Staline ; à entendre cette version, rien n'est moins sûr.

Le bref Allegro est une sorte de marche infernale, noire et sarcastique, typique de l'écriture chostakovienne, ponctuée d'accents militaires comme les plus expressionnistes des Lieder orchestrés de Gustav Mahler, pimentée par la grimace des vents, traversée par les motifs virevoltants, dont la jubilation ne se fixe jamais, de cordes hilares et rageuses. Kurt Sanderling est ici glaçant, énonçant sans pitié la mélodie des cuivres, et tout cela semble vouloir dire pas d'arbre pour sa dépouille. Le troisième mouvement est fort élégamment articulé, dans un caractère une nouvelle fois mi-figue, mi-raisin, évident dans le motif interrogatif du piccolo. Dans le troisième tiers de cet Allegretto, le chef installe une danse grotesque dont les sonneries de cuivres sont littéralement terrifiantes, dans un tactus sombrement implacable. Il dose magnifiquement l'énigmatique extinction finale, jusqu'aux harmoniques d'un extrême raffinement (la question du piccolo refait soudain surface ; rien n'est achevé si confortablement chez Chostakovitch).

Enfin, après avoir délicatement évoqué quelques-uns des doutes des parties précédentes, Kurt Sanderling dirige une danse fluide bénéficiant d'une clarté surprenante, avant que le thème triste des cordes, loin de tout triomphalisme, vienne troubler cette santé admirable. Là encore, certains commentateurs ont relevé la sérénité de cette page : rien n'est moins convainquant que leur interprétation à l'écoute de ce disque. Après la réexposition de la danse par la clarinette, l'orchestre se lance dans un final vigoureux où l'on retrouve les syncopes ironiques de Lady Macbeth du district de Mzensk. C'est une version qui donne à réfléchir, d'une élévation et d'une richesse extraordinaire, que nous livre Radio France avec cette heureuse publication.

BB