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Chroniques
Dominique Garban
Jacques Rouché – L'homme qui sauva l'Opéra de Paris
Jacques Rouché (1862-1957) reste un cas à part dans l'histoire industrielle de la France et de l'Opéra de Paris dont il fut le directeur pendant plus de trente ans, de 1913 à 1945. L'homme était, osons le mot, béni des dieux. Haut fonctionnaire, homme d'entreprise, vrai gestionnaire au sens inné des affaires très pointu, mécène, mondain, écrivain à ses heures, éditeur, ami des artistes toutes disciplines confondues, homme de théâtre complet car se passionnant pour tout : mise en scène, décors, costumes, éclairages, cinéma, danse. Le gotha artistique et intellectuel était, de plus, régulièrement invité à ses brillantes soirées données dans son Hôtel particulier de la rue de Prony.
Il est vrai que son mariage avec une riche héritière le mettait pour longtemps à l'abri du besoin. Ce qui ne l'empêcha nullement, en vrai visionnaire, de reprendre l'entreprise de sa belle-famille, de se lancer dans l'industrie cosmétique (les parfums L-T Piver, c'était lui !) et, s'entourant des meilleurs spécialistes de son temps, de devenir sans doute l'homme d'affaires le plus moderne, le plus original, mais aussi le plus riche de son époque. Une telle fortune ne pouvait somnoler en banque. Il l'a mis au service de l'Art et du rayonnement culturel français.
En 1913, il prend la direction du Palais Garnier, entreprise à l'époque presque privée, largement déficitaire (déjà !) aux subventions d'État quasi nulles. C'est donc avec ses deniers personnels que Rouché va financer en grande partie les quelques cent soixante spectacles qu'il montera. Un record de longévité dans le mécénat ! Un politique, sans rire, affirma même que « Jacques Rouché subventionne l'État pour avoir l'honneur de diriger l'Opéra ». Un million de francs de l'époque par an, ce n'est quand même pas rien.
Le livre original de Dominique Garban peut se lire d'un traite ou à doses homéopathiques. Le lecteur plus passionné de chant que de danse, de théâtre ou de peinture que de musique trouvera chaussure à son pied, car l'ouvrage, divisé en cinq gros segments, permet à chacun de retrouver tel visage connu, de Cocteau à Lifar, de Germaine Lubin à Georges Thill, d'Honegger à Poulenc en passant par Furtwängler, etc.
Si l'époque noire de la guerre est rapidement et sobrement traitée – dans la belle chronologie en fin d'ouvrage –, on aurait aimé quand même en savoir plus sur les relations de Rouché avec l'occupant nazi. Bayreuthien de toujours, grand ami de Richard Strauss, on ne lui pardonnera pas, à la Libération, son voyage à Vienne, fin 1941, pour fêter le cent cinquantième anniversaire de la mort de Mozart. Comme aussi l'invitation (vraiment forcée !?) de l'Opéra de Berlin en mai de la même année avec à sa tête un Karajan plus teuton que nature. Ne pouvait-il aussi s'insurger contre la nomination d'Abel Bonnard (vrai collaborateur des grandes heures de Vichy) à ses côtés ? Les deux vont donner à Serge Lifar (pas très blanc-bleu lui aussi, le ténor Georges Thill nous ayant assuré que c'est Lifar lui-même qui a fait visiter l'Opéra de Paris à Hitler !) ses plus grands succès. Après trois interrogatoires que l'on peut imaginer musclés et un semblant de procès où défila toute l'intelligentsia hexagonale, Jacques Rouché, blanchi et meurtri, licencié de son poste (là était l'erreur historique, la suite donna raison à ses partisans), il se retira dans son Hôtel particulier. Sa mort en 1957 passa inaperçue, comme il l'avait souhaité.
Ce luxueux livre, au style alerte, de lecture facile, à la riche iconographie dévoile aussi l'homme plus intime, s'émerveillant de tout et de rien, généreux toujours, autoritaire ou secret, avec ses hauts et ses bas, comme tout un chacun. Un dernier hommage, grandiose et coloré. Il le méritait bien. [1]
CC
- article publié avec l'aimable autorisation de La Théâtrothèque (www.theatrotheque.com)