Chroniques

par bertrand bolognesi

Edvard Grieg – Sergueï Prokofiev
Concerto pour piano Op.16 – Concerto pour piano Op.26 n°3

1 CD Ambroisie / Naïve (2013)
AM 210
Grieg – Prokofiev | concerti pour piano

Applaudi récemment à Lyon dans le Concerto en ut majeur Op.26 n°3 de Sergueï Prokofiev [lire notre chronique du 7 novembre 2013], Nikolaï Lugansky enregistrait cette page à Berlin, en février, avec Kent Nagano à la tête du Deutsches Sinfonie Orchester (dont il fut le « patron » entre 2000 et 2006). Ainsi retrouve-t-on l’excellent pianiste russe dans son répertoire de prédilection, grâce à ce CD Ambroisie paru à l’automne, ainsi que la dense inspiration qui habite ses gravures des sonates Op.82 n°6 et Op.29 n°4 (Erato, 2004).

Chicago, 16 décembre 1921 ; Prokofiev himself est au clavier ; Stock conduit le Chicago Symphony Orchestra. C’est la première du Troisième Concerto du trentenaire. L’œuvre atteindra le sol russe – soviétique, pardon – quatre ans plus tard. Une tonicité tendre la traverse, dans une lumière inimitable. Les clarinettes du DSO Berlin introduisent moelleusement l’Andante initial, les flûtes gagnant leur voix sur la gelure délicate des cordes. Fiévreux, le piano surgit dans l’urgence du thème. D’emblée on goûte les échanges musclées entre Lugansky et un orchestre prestement ciselé dont on perçoit le moindre détail d’écriture. Aux entrelacs d’alors opérer dans une rare subtilité, mue par une dynamique soigneusement choisie. Sur l’Allegro, le ton se fait dru, jusqu’au final inquiet que solde la jubilation souriante de la gamme perpétuelle. Sans lenteur, le Tema con variazioni (Andantino) impose en toute simplicité ses allures anciennes – pavane, menuet ou « symphonie classique ». Un rien grisée, comme au retour d’une noce, la première variation invente bientôt de nouveaux instruments dans les relais bois/piano. La course folle suspend l’errance pianistique questionneuse sur un tutti d’une énigmatique diaphanéité. La conclusion s’effectue « confortablement », laissant rêver d’entendre un beau jour les concerti de Ravel et, surtout, ceux de Bartók sous les doigts de Nikolaï Lugansky.

Orchestre incisif et piano percussif bondissent dans une accentuation mafflue : l’Allegro ma non troppo gâte peu à peu son climat sur l’étrange thème oriental. L’interprétation culmine dans la formidable épiphanie conduite par les vents, sur le relief délicatement chambriste du surplace solistique. Onctueux, le chant revient dans une emphase qu’on pourrait dire « amoureuse ». Quel lyrisme ! Le mélisme exotique du basson envahit le final au fil de variations fuguées et d’un martèlement obstiné. Brève, la lumière conclusive revêt un éclat mozartien qui renoue avec la superbe indicible de cette œuvre aux proportions strictement équilibrées. Nagano et Luganski signent une gravure de référence.

Cinquante ans plus tôt, Edvard Grieg signait son Concerto pour piano en la mineur Op.16 – qu’à la suite du travail de Laurent Beeckmans pour le Concours Grieg d’Oslo (2003) on dira n°1 [écouter sur YouTube le Concerto en si bémol mineur Op.Posth n°2 réalisé à partir des esquisses de 1883] – lors d’un séjour idyllique sur l’île Sjælland, à l’est du Danemark. Souvent couplé au disque avec l’opus 54 de Schumann qui l’influença beaucoup (écrit d’ailleurs dans la même tonalité) – et dont le musicien russe donnait une lecture de belle tenue il y a quelques années [lire notre chronique du 6 mars 2009] –, il paraît ici assez pâle en ouverture de programme. Kent Nagano profite assurément des timbres et le piano de Lugansky s’avère généreux, avec une nuance toujours ténue dans les cadences, mais cette version convainc peu.

À l’impérative emphase du piano de l’ouverture, sur le célèbre roulement introductif, répond le calme énoncé orchestral, rigoureusement dosé. La reprise inscrit l’interprétation dans un bonheur rond, un rien béat, où la partie soliste s’écoute un peu trop. Ainsi d’un rubato appuyé dans la cadence du premier mouvement. Le chef prend le temps de brosser le paysage de l’Adagio médian, avec la complicité d’altos et de violoncelles remarquables, dans une exposition souverainement quiète. Les perlés gracieux signalent en grande discrétion l’entrée du piano, intégrant bientôt l’amble précieusement arpégé. La danse de l’Allegro moderato molto e marcato s’amorce avec vigueur, sans violence jamais, ni dans le piano ni dans l’orchestre, qui ne masque cependant pas quelques afféteries de rubato trop souligné. La partie soliste respire merveilleusement dans l’îlot legato, tandis quele réveil de la danse se révèle plus sec.

Loin du kitsch quasi décadent de Chailly à la tête du même orchestre en 1986, avec Jorge Bolet (Decca), sans opter pour la maigreur de Rosbaud et Gieseking en 1937 (Naxos Historical), cette version s’approcherait plutôt de la fermeté de Matačić et Richter, sans adopter sa chaotique mobilité de tempo (EMI). Pour éviter le lustre assez « clinquant » de Jansons et Andsnes (EMI), elle n’atteint pas la profondeur de Gilels et Jochum en 1979 (Classical Digital Remastering) à laquelle on reste attaché.

BB