Chroniques

par laurent bergnach

Emmanuel Nunes
œuvres variées

1 CD WERGO (2019)
WER 7378 2
le chef Emilio Pomàrico joue la musique d'Emmanuel Nunes (1941-2012)

Dans sa ville natale, Lisbonne, Emmanuel Nunes (1941-2012) suit d’abord des cours d’harmonie et de contrepoint (1959-1963), puis, sans les mener à terme, des études de philologie germanique et de philosophie grecque (1961-1963). Il s’installe ensuite à Paris (1964), tout en traversant le Rhin pour se perfectionner à Darmstadt, avec Pousseur et Boulez, ou encore à Cologne auprès de Stockhausen – trois pionniers dont il ne cesse de dire l’importance pour sa propre évolution artistique. Cette dernière s’apprécie dans les deux œuvres au programme de ce disque, élaborées dans le dernier quart du XXe siècle.

Au milieu des années soixante-dix, notre Parisien d’adoption se penche sur les pages anonymes de la Bible, sur d’autres écrites par Maître Eckhart (c.1260-1328) et par Jacob Boehme (1575-1624). Cordonnier de son état – petite pensée pour Hans Sachs… –, ce théosophe allemand de la Renaissance propose une forme d’ésotérisme chrétien nourrie de métaphysique et d’alchimie théorique. « Les textes de Boehme ont un caractère mystique, mais je n'ai jamais eu l'intention d'écrire une musique mystique. Pour ne pas les trahir, il importe de garder une extrême modestie par rapport à ce que l'on appelle à tort et à travers des pensées mystiques », explique son auteur en amont d’une présentation de Minnesang au Festival d’Automne à Paris, en 1992 (programme de salle).

Nunes a peu écrit pour la voix, et lorsqu’il l’a fait, elle est généralement nue et multiple, comme dans Minnesang (Paris, 1981) qui réunit trois sopranos, trois altos, trois ténors et trois basses – dans le cas présent, des membres du SWR Vokalensemble. C’est une pièce dépassant vingt minutes, assez chaleureuse et intimiste, avec différents modes d’expression qui se superposent et se relaient. Son relief découle de mots qui éclatent, presque menaçants, quand d’autres veillent à un arrière-plan plus moelleux.

D’abord présentée à Lisbonne en 1998, puis dans sa version révisée à Cologne, en 2001, Musivus témoigne d’une obsession pour l’espace acoustique – « chaque fois que j’entre dans une salle ou dans une église, j'ai envie de mettre un musicien à tel ou tel endroit pour écouter ce que cela donne – c'est une manie ! » (ibid.). En effet, l’orchestre est idéalement séparé en quatre groupes placés à différents niveaux ; soient huit violons par-ci, un quintette à vent par-là, pour coller à l’idée de mosaïque que suggère le titre – du grec ancien mouseios (μουσεῖος).

Comme l’indique Michael Zwenzner dans la notice du CD, Nunes permet à « un organisme sonore vivant (qui se renouvelle constamment) de se développer à partir de minuscules cellules de matériau structurel, telles que des intervalles ou de courts motifs rythmiques » (notre traduction). Cependant, malgré la cohérence créée par cette unité de matière, les impulsions dynamiques sont constamment interrompues. Elles engendrent « des processus anarchiques et douloureusement perturbés », dans la tradition du Momentform (forme momentanée), chère à l’auteur d’Inori [lire nos chroniques du 14 septembre 2018 et du 10 février 2012]. La véhémence des trois sections de Musivus, nourrie de sursauts constants malgré des tentations contemplatives, est rendue au mieux par Emilio Pomàrico, à la tête du WDR Sinfonieorchester.

LB