Chroniques

par laurent bergnach

Emmanuel Villin
La Fugue Thérémine

Asphalte éditions (2022) 160 pages
ISBN 978-2-3653-115-9
"La Fugue Thérémine", une biographie romancée signée Emmanuel Villin

C’est à l’occasion d’un récital donné en 1922 devant Lénine, le père de la révolution bolchévique, que le lecteur du nouveau roman d’Emmanuel Villin – déjà l’auteur de Sporting Club (2016) et de Microfilm (2018) – découvre l’instrument électronique conçu par le jeune ingénieur Lev Termen (1896-1993), le seul dont on joue sans le toucher, en dirigeant des sons qu’on n’a pas créés :

« il s’approcha de son instrument, un modèle encore rudimentaire se présentant sous la forme d’un boîtier en bois surmonté d’une antenne verticale et d’une seconde horizontale en forme d’anneau, le tout relié à un haut-parleur. D’un léger mouvement de la tête, il fit signe à la pianiste-secrétaire, qui égrena les premières notes du Cygne de Camille Saint-Saëns. Puis Lev approcha sa main droite de l’antenne verticale, tandis que la gauche s’éloignait lentement de l’antenne circulaire. Le haut-parleur émit un vibrato qui rappelait celui de la scie musicale, à moins que ce ne fût le lamento du violoncelle, ou encore la mollesse capiteuse de la voix humaine ».

D’abord nommé éthérophone (en hommage à Edison), puis baptisé termenvox par la presse, l’étrange appareil prend finalement le nom de son inventeur. C’est grâce à lui que Termen demeure célèbre, même si le natif de Saint-Pétersbourg ne manque pas d’imagination comme le prouve le nombre d’objets recensés : alarme anti-intrusion, détecteur de métaux, amplificateur de sons, boîte à rythmes, etc. Certains seront exploités dans un but commercial, d’autres au service de la patrie durant la Seconde Guerre mondiale, tous issus de recherches fébriles qui annoncent Internet et la messagerie électronique.

À l’instar d’une expérience de laboratoire, la vie de celui qui s’appelle désormais Léon Thérémine est soumise à l’imprévu. Sa conquête des États-Unis (1927), annoncée pour quelques semaines, dure dix ans, lui apportant la fortune et la ruine (1929). De la même manière, son rapatriement (1938) le confronte au goulag, une des réalités du stalinisme – « les temps nouveaux n’avaient besoin que de la peau de la Révolution et on écorchait les hommes encore vivants », écrirait plus tard Vassili Grossman, dans un roman récemment retraduit (Vie et Destin, Calmann-Lévy, 2023). Imprévues sont aussi les rencontres qui recèlent des alliés, des plagiaires et des compagnes, précieuses ou encombrantes.

Si le décor du roman fourmille de détails réalistes liés à la technique (suie de naphte crachée par les cheminées d’un paquebot, traffic code, robots ménagers, etc.), Emmanuel Villin n’oublie jamais que le scientifique fut d’abord un violoncelliste formé au conservatoire, sensible à l’art en général : ici l’on croise Rachmaninov, Ravel ou Toscanini ; là un film de Lang ou de Protazanov [lire nos chroniques de Metropolis et d’Aelita], sans oublier une peinture de Dufy célébrant l’électricité. Son inventeur reparti vers l’Ancien Monde, le thérémine poursuivit sa carrière aux États-Unis, accompagnant des images signées Hitchcock, un refrain des Beach Boys… Aujourd’hui, il est prétexte à ressusciter un homme oublié, pionnier d’une époque pas loin de l’être aussi.

LB