Chroniques

par laurent bergnach

Emmanuelle Saulnier-Cassia
Le théâtre en procès

Classiques Garnier (2022) 264 pages
ISBN 978-2-406-13819-8
"Le théâtre en procès", une enquête signée Emmanuelle Saulnier-Cassia

Assurément, le souvenir du procès ayant opposé Dmitri Tcherniakov aux ayants-droits de Bernanos* nous aura orienté vers la lecture du livre d’Emmanuelle Saulnier-Cassia, sous-titré Épilogues contentieux de trois querelles dramaturgiques contemporaines. Diplômée en droit, sciences politiques et études théâtrales, c’est avec ses compétences multiples que l’actuelle professeure à l’université Paris-Saclay s’est penchée sur trois moments de l’histoire théâtrale récente ayant nécessité l’intervention de la justice, dans l’enceinte d’un tribunal.

Durant l’été 2010, l’Italien Romeo Castellucci (né en 1960), metteur en scène connu pour sa créativité hybride, dérangeante sinon provocatrice (arts visuels, performance, etc.), dévoile à Essen Sur le concept du visage du fils de Dieu. Le spectacle arrive en France l’année suivante, faisant escale à Avignon (juillet), puis à Paris (octobre-novembre), avec cet avertissement contenu dans le dossier de presse : « ce que je fais est un appel à l’intelligence et à la sensibilité du spectateur ». Sur les scènes du Théâtre de la Ville puis du Centquatre, un jeune homme nettoie son vieux père incontinent pendant qu’une odeur fécale se répand dans la salle, au pied d’une immense toile de fond qui reproduit le visage du Christ peint par Antonello da Messina à la Renaissance. Plus tard, des enfants viennent lapider la toile avec des grenades en plastique, tandis que résonnent des bruits d’explosions. Enfin, l’image disparaît sous des coulées d’encre. Sourds aux propos de Castellucci sur la Passion de même qu’au soutien de représentants du Clergé, plusieurs communautés chrétiennes intégristes manifestent contre un spectacle jugé blasphématoire.

Créé à Madrid en janvier 2011, Golgota Picnic permet à l’Hispano-argentin Rodrigo García (né en 1964) de confronter le public au malaise et à la confusion, échos de la misère du monde. Lors de la présentation au Festival d’Automne à Paris, en décembre, celui qui craignait Dieu pendant l’enfance confie ce que représente pour lui la Bible : « l’imaginaire. La beauté du langage. L’utopie. Et l’extrême violence. Et, surtout, l’injustice. Toute doctrine est réprouvable, parce qu’elle s’acharne à vouloir nous sauver » (programme de salle). Scène jonchée de centaines de pains à hamburger de la malbouffe, déshumanisation des corps dénudés et ton parodique sont l’occasion de nouvelles manifestations parisiennes, guidées par les redoutables AGRIF (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) et Civitas. Alors que le directeur du Théâtre du Rond-Point parle d’une œuvre-hommage à une religion d’amour et de paix, García fait projeter ces mots en fond de scène : « j’ai honte de présenter une œuvre d’art protégée par des mesures de sécurité ».

En 2014, toujours à Paris – juste après Saint-Denis –, c’est au tour de Brett Bailey (né en 1967) d’affronter une polémique avec Exhibit B. Pour ce qui s’apparente à une installation-performance, le Sud-Africain met en place douze tableaux vivants joués par des afro-descendants immobiles et muets. Chacun d’eux porte un cartel expliquant l’origine de la scène reproduite, telle une pièce à conviction (exhibit, en anglais) de la souffrance infligée au peuple Noir, en Europe comme sur sa propre terre (colonialisme, Apartheid). La visite s’achève par un sas de décompression où le visiteur peut lire les témoignages des comédiens (professionnels ou non, mais tous régionaux) sur leur expérience du racisme. Ne serait-ce que par cette présence de l’écrit, on est loin des zoos humains, lieux de divertissement et de propagande que les contestataires associèrent à la performance pour la faire interdire, le plus souvent sans l’avoir vue.

La seconde partie de l’ouvrage présente l’analyse juridico-esthétique des trois querelles, avec comme personnage principal le juge, garant du respect de la liberté d’expression. L’auteure dévoile en détail les contestations contentieuses des associations requérant l’interdiction des représentations, puis les quinze décisions juridictionnelles, résumées avant d’être reproduites en annexes sur près de quatre-vingts pages. On s’en doute, l’histoire finit bien pour nos trois artistes et les théâtres incriminés, notamment parce que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est formelle en matière de respect social : « les croyants doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui des doctrines hostiles à la foi » (1994). Un livre nécessaire pour réfléchir à des dérives souvent liées à la rumeur, qui mêlent sincère offuscation, acharnement despotique et recherche indéniable de publicité.

LB

* Alors même que le livret et la musique de Dialogues des carmélites (1957) n’ont pas été modifiés par la production, y-a-t-il atteinte au droit moral d’un auteur décédé – autrement dit, dénaturation – dès lors que le metteur en scène propose une interprétation inattendue de la scène finale, manifestant ainsi sa liberté de création [lire notre chronique du 9 juillet 2010 et notre critique du DVD] ?