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Dossier
Enrique Mazzola
portrait du chef italien
Depuis bientôt trois ans, Enrique Mazzola dirige avec autant de soin que de passion l’Orchestre national d’Île-de-France. C’est avec plaisir que nous retrouvons aujourd’hui le chef italien, non plus au concert mais devant une tasse de thé, pour une conversation tous azimuts sur la phalange francilienne, bien sûr, mais encore sur le partage, la musique, l’opéra, la carrière, les compositeurs contemporains, le métier, etc. En ce temps où de nombreux artistes qui déplorent n’être pas plus présents dans la presse ne daignent pas se rendre disponibles pour qu’elle parle d’eux, saluons également ce musicien-là pour la peine qu’il prend d’expliquer sa conception de l’orchestre, sa façon de travailler, etc.
Nous sommes aujourd’hui à mi-parcours de votre troisième saison à la tête de l’Orchestre national d’Île-de-France (ONDIF). Comment avez-vous trouvé cette formation lorsque vous êtes arrivé en 2012 ?
J’ai rencontré un orchestre qui était alors dans une période de bonheur. Yoel Levi est un très bon chef, c’est un rassembleur qui a une certaine idée de ce que peut devenir une telle formation, et il a su construire un son homogène, une personnalité à l’ONDIF. Depuis mon arrivée, je m’attelle à garantir maintenant plus de sûreté à l’ensemble, avec plus d’efficacité au niveau des soli. J’ai un esprit italien, donc j’aime beaucoup entendre LES voix de l’orchestre ; pas une, mais toutes. L’esprit allemand pense le tutti comme une grande entité indivisible. Ce n’est pas ma façon de faire. L’orchestre est l’addition de plusieurs voix dont chacune possède une individualité propre, aussi important que sa voisine. À partir du travail de Levi, j’amène les solistes à se présenter à l’orchestre et au public avec leur expressivité, leur âme, toutes leurs qualités. Alors, le public les retrouve à chacun de nos concerts. On est trop habitué à dépersonnaliser l’objet-orchestre, alors qu’il est si beau de retrouver d’un concert à l’autre un même soliste dont on finit par connaître la musicalité. Celui-ci possède un staccato très brillant, cet autre un legato qui séduit, et ainsi de suite. J’aime beaucoup les personnalités à l’intérieur d’un orchestre ; elles font l’orchestre, véritablement. Ce n’est pas une boîte à l’intérieur de laquelle on place tous les musiciens, mais plutôt un plat dont on peut voir sortir chaque musicien avec le meilleur de lui-même.
Favorisez-vous la programmation de concerts de chambre ?
Cela parait logique, en effet. Ce devrait être une priorité, cependant nous n’avons pas pu le faire durant la saison passée, à cause de soucis financiers. Mais on y travaille ! Aujourd’hui, à la Philharmonie de Paris, toute neuve, dont nous sommes l’hôte depuis une semaine, ces moments chambristes vont reprendre, et je m’en réjouis. La Philharmonie est un espace à tout faire, une sorte de boîte à surprises, si vous voulez. Alors cette ville possède désormais un endroit où l’on peut tout faire, avec les différentes formations et configurations ; des choses énormes avec grand chœur et orchestre, des effectifs Mozart, etc. Pour un orchestre, la pratique chambriste est très importante, vous avez raison. C’est un moment qui enrichit beaucoup l’expérience des musiciens.
Comment se passe ce partenariat avec la Philharmonie ?
Nous sommes très contents d’être l’un des orchestres qu’elle s’associe, bien sûr ! Notre résidence est l’Île-de-France, mais voilà que nous avons aussi un toit dans Paris. C’est une reconnaissance du travail fait ces dernières années par l’ONDIF, travail effectué par tous les musiciens, par mon prédécesseur, par Mme Voisin, notre directrice générale, qui a une énergie et une présence incroyables. Je mets tout mon cœur et toute mon âme dans ce que je fais avec l’orchestre. Je me suis installé à Paris afin d’être plus proche encore de l’orchestre et de ses musiciens, de leur quotidien et de leur ville. Si vous voulez connaître Paris, savoir comment on y vit, il vous suffit de prendre le métro, et voir les affiches dans les stations, observer le comportement des gens, leurs réactions face à des musiciens dans les rames, sur les quais ou à la croisée des correspondances. Car il y a de la musique, dans le métro !
Le XIe arrondissement où je vis me plait beaucoup : il est tellement riche de son métissage, balancé entre l’immobilisme de la bourgeoisie de l’ouest de Paris et l’instabilité de la périphérie. La France m’a beaucoup apporté, vous savez. J’ai commencé toute mon histoire de chef avec René Kœring au Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon, alors… C’est là que j’ai connu les autres grandes phalanges françaises, comme le Philhar’ ou l’Orchestre national de France, avec lesquels je me suis produit. Finalement, je me trouve une identité avec les Français, maintenant. C’est important, parce que l’artiste d’un certain niveau passe son temps dans les avions, jusqu’à devenir une sorte de nomade. J’ai la chance d’avoir plusieurs maisons, puisqu’il y a Glyndebourne où j’ai dirigé sept opéras en neuf éditions du festival, mais aussi la Deutsche Oper de Berlin où j’ai souvent joué, où je retrouve beaucoup d’amis. J’y dirige maintenant un cycle Meyerbeer – il a commencé en septembre dernier avec Dinorah, en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française de Venise), il se poursuivra au début de la saison prochaine avec L’Africaine, puis il y aura Le prophète (2018). Même avec ces deux ports d’attache en Allemagne et en Angleterre, Paris c’est chez moi, après avoir quitté l’Italie il y a près de quinze ans. C’est important de partager une ville avec mes musiciens. Partager, c’est le maître-mot, pour moi. Lorsque je dirige, j’ai des sensations très fortes que je dois transmettre. Sous une partition il y a une dramaturgie non écrite, une histoire tue, même dans une symphonie de Brahms, sans doute la chose la plus symphonique et la moins narrative. La Symphonie du Nouveau Monde (Dvořák), c’est déjà une histoire en soi, mais Brahms, c’est juste idéal ; pourtant, il y a bien une dramaturgie secrète. Aujourd’hui, nous avons travaillé les Sea Interludes de Britten ; j’ai échangé beaucoup d’images avec les musiciens, puisque le mouvement de la mer est dans la pression de l’archet sur la corde.
Comment votre chemin s’est-il dessiné ?
J’ai fait mes études à Milan où j’ai obtenu tous mes diplômes de piano, de composition et de direction. Je suis toujours ému par le « feu sacré » des jeunes chefs. À leur âge, j’étais exactement comme eux ! Quand j’avais vingt-deux, vingt-trois ans, j’aurais vendu mon âme pour diriger ceci et cela, mais je n’ai pas rencontré le diable qui aurait bien voulu me l’acheter (rires). Alors j’ai fait beaucoup de chose. J’ai dirigé le chœur dans des maisons d’opéra – à Bergame, à Catane, etc. –, j’ai été pianiste-répétiteur à la Scala, j’ai enseigné le chant choral au conservatoire de Milan, je me suis produit en piano-bar, j’ai accompagné beaucoup d’instrumentistes et de chanteurs, tant et tant de choses !... Et j’ai même écrit de la musique pour des publicités, figurez-vous (rires). Mais j’ai aussi refusé beaucoup de propositions afin d’être disponible quand viendrait le moment de vraiment diriger. Et le conservatoire m’a confié la direction de deux opéras : Il gioco del barone (1937) deValentino Bucchi (1916-1976), et l’année suivante, Suor Angelica de Puccini. Il y eut la rencontre avec Angelicum, un orchestre de chambre milanais au sein d’une association catholique qui, dans les années soixante-dix, était reconnu et réputé pour ses programmations ambitieuses. J’ai d’abord été invité à le diriger dans un concert Händel. Cette première expérience était très drôle : le premier violon avait été super-soliste à la Scala, et quand je suis arrivé, il ne m’a presque rien laissé faire, il décidait de tout, je n’avais rien à dire. Je me suis demandé si c’était normal, si toujours ça ne passait de cette manière (rires)… mais bon, je l’ai laissé faire, j’étais à la fois content et respectueux, je tentais timidement ceci ou cela, mais seulement timidement, bien sûr.
Vous avez alors appris la conciliation….
Quand j’étais très jeune, j’avais beaucoup, voire trop de caractère. Mais dès ma deuxième année d’expérience de chef, j’ai commencé à mitiger ce trait. Quand on est jeune, on pense posséder de nouvelles clés pour changer toutes les règles, renouveler la lecture du répertoire. C’est humain, les jeunes sont comme ça. Je me suis forcément retrouvé parfois avec des instrumentistes qui n’avaient pas envie de me suivre dans ces aventures, et ils avaient peut-être raison.
Puis on comprend qu’un orchestre est fait de différentes personnalités avec des idées qui ne s’entendent pas obligatoirement ; de là, on saisit qu’une des fonctions du chef est précisément de rassembler ces idées peut-être diverses et d’en faire quelque chose, plutôt que d’imposer des idées qui viennent seulement de soi. Est-ce de la conciliation ? Non, je crois que la richesse est dans ces différences qu’il faut mettre ensemble. Il faut aussi un peu de temps à un chef pour admettre que ses propres idées ne sont pas la vérité absolue. L’expérience sert à ça.
Et après Angelicum ?
Ensuite, j’ai dirigé I Pomeriggi Musicali, le premier orchestre de chambre de Milan, créé il y près de soixante-dix ans et encore en activité aujourd’hui. Puis je suis passé directement à l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino avec lequel j’ai fait le concert de Noël. Et là, j’étais face à de grands professionnels – c’était l’orchestre de Zubin Mehta ! Et j’ai rencontré mon premier agent. Tout à commencé à Florence.
Comment une saison de l’Orchestre national d’Île-de-France se construit-elle ? Bien évidemment s’y trouvent les œuvres que vous avez envie de diriger, mais d’autres points entre en ligne de compte… comment tout cela s’équilibre-t-il ?
Je mêle ce que j’ai envie de faire avec ce qui me semble important pour le bien de l’orchestre. Le contenu de la saison n’est pas dicté par le fantasme de mon ego, mais aussi par ce que l’orchestre a besoin de faire à tel moment de son évolution. Par exemple, je sens qu’il faudra jouer Mahler la saison prochaine. C’est important pour les musiciens d’avoir un retour sur la grande symphonie démesurée. Yoel Levi jouait beaucoup Mahler, moi non. Alors c’est un passage nécessaire, qui fait partie de l’histoire de cet orchestre, donc un point de rencontre qu’il ne faut plus éviter, maintenant. Il est temps de le faire. Ensuite, je vais dresser une liste de chefs que j’aimerais inviter, pour qu’on panache entre des « pointures » et des plus jeunes, voire des jeunes que Paris découvrira. Vous savez, je voyage beaucoup, et je vois que certains jeunes chefs inconnus ici sont déjà bien connus dans d’autres pays, car au début une carrière est toujours centralisée dans un périmètre limité. Un Allemand dirige pendant ses quatre ou cinq premières années exclusivement en Allemagne. Et c’est pareil partout.
Est-ce important, pour vous, de prêter vos pupitres aux jeunes chefs, de leur offrir cette chance-là ?
Bien sûr ! Mais il faut que ça reste une chance, surtout. Car il faut faire attention. Ce métier demande de l’expérience et d’apprendre à écouter, même si l’on croit savoir. C’est un vrai problème aujourd’hui, avec cette mode des baby conductors ! Je ne le dis pas contre les chefs eux-mêmes, non, car elle ne vient pas d’eux mais des responsables de programmation ; je le dis contre un système nouveau qui leur rend sans doute moins service qu’il le prétend ou qu’on veut bien le croire. En ce qui me concerne, ma carrière s’est construite pas à pas, tranquillement. Il m’est peut-être arrivé de faire deux pas en arrière, à un moment donné, mais ils m’ont fait comprendre comment faire cinq pas en avant. Le problème de ce métier est qu’il est assez facile de faire un petit pas en avant suivi de cinq en arrière, malheureusement. Alors il faut être prudent avec nos jeunes chefs afin de les préserver des mauvais pas, ne jamais risquer de leur faire du mal.
Après le choix des chefs vient celui des œuvres…
Non, d’abord je me demande quels solistes inviter. Et après seulement je peux commencer à dessiner quelque chose qui tienne compte des œuvres, des compositeurs, des effectifs, des styles, des nationalités, des époques, des contingences techniques, etc. Deux fois par an, je partage l’orchestre en deux : une partie travaille sur le répertoire baroque – ça fait du bien ; c’est comme chanter Mozart pour un chanteur : ça fait du bien ! – et l’autre se concentre sur l’action culturelle.
En matière d’action culturelle, la réputation de l’ONDIF est superlative. D’ailleurs le magazine britannique Gramophone vient de le classer parmi les premiers orchestres du monde pour la capacité à construire des actions culturelles. C’est, pour nous, une reconnaissance extraordinaire ! En arrivant à sa tête, j’ai trouvé un savoir-faire incroyable pour imaginer des concerts et des spectacles avec ou pour les enfants, par exemple. Voilà une force de frappe qui se répercutera forcément dans notre présence à la Philharmonie. De fait, nous avons le public le plus jeune des orchestres parisiens. C’est le résultat d’une action culturelle importante en Île-de-France, et depuis de longues années. De la même manière, 50% de notre public des concerts parisiens est francilien, ce qui veut dire qu’un noyau suit, se déplace. C’est un résultat qui n’apparaît pas d’une année sur l’autre mais après dix saisons. Le public francilien a peu à peu appris à aimer son orchestre, de sorte qu’il lui est aujourd’hui fidèle. L’ONDIF se déplace partout en Île-de-France, avec toutes les difficultés et la fatigue que cela induit. Comment un musicien joue-t-il si bien L’oiseau de feu (Stravinsky), par exemple, après une heure vingt de voiture, des embouteillages, une conduite stressante sous la pluie, peut-être, ou je ne sais quoi ?... La vie d’un musicien de l’ONDIF n’est certainement pas la plus simple, vous savez. Je ne le dis pas pour se plaindre, non, mais parce que c’est une réalité. Chaque soirée se joue dans une acoustique différente, on trouve des loges plus ou moins adaptées, etc. Ce n’est pas du tout un problème, en vérité, mais il faut le savoir. Simplement parce que parfois, jouer n’est pas tout, et il est clair que l’ONDIF ce n’est pas simplement jouer, voilà : c’est aussi se déplacer, faire des actions culturelles et pédagogiques, communiquer avec le public, travailler avec des enfants, jouer de la musique dans les hôpitaux, superviser des ateliers de fabrication d’instruments – mille choses !
Parmi les opéras que je vous ai entendu diriger ici et là, il y eut Hyperion de Bruno Maderna à Stuttgart. La musique contemporaine serait donc aussi l’une de vos priorités ?
Ah, vous étiez à Stuttgart !?... cet Hyperion était incroyablement difficile. Quelle aventure ! C’est sans doute la chose la plus difficile que j’ai dirigé jusqu’à présent. Surtout avec cette mise en scène [lire notre chronique du 22 février 2007]…. Vous vous souvenez ?
Oh oui : vous étiez dans un kiosque avec le concertino et, en tournant, vous aviez à diriger aussi le tutti qui se trouvait à l’arrière-scène…
Quel casse-tête (rires) ! L’Opéra de Stuttgart a les bons éléments pour se lancer dans de telles choses. Dans ces années-là, son intendant cherchait toujours la nouveauté, il ne répugnait pas à se risquer dans des expériences plus ou moins osées. Essayer de nouvelles façons de faire l’opéra, c’était une véritable passion, chez lui. Hyperion était un projet particulièrement courageux, je dois dire.
Vous intégrez donc volontiers la musique contemporaine à la programmation de l’ONDIF ?
« Intégrer » me plait, oui… J’ai lu aujourd’hui même, pendant le trajet de taxi pour aller à la répétition, un article d’un de vos collègues journalistes à propos d’un concert entièrement contemporain, entendu à Bologne. Il concluait « c’est intéressant, mais je ne suis pas d’accord avec ce ghetto de la création ». En effet, on met toujours le concert de musique contemporaine à part, comme s’il s’agissait d’une chose étrange, marginale. Il poursuivait en se demandant « quand comprendra-t-on en Italie qu’il faut insérer la musique contemporaine dans les programmes de répertoire ? ». Ce serait la meilleure façon de la sortir de son ghetto, des festivals ultra-spécialisés, etc. Quand j’ai lu ça, je me suis dit que c’est exactement ce que je fais, en fait ! L’idée est d’avoir des petites pièces – je ne m’aventurerais pas sur des choses énormes ; pas de nouvel Hyperion, non ! –, des œuvres d’un maximum de dix ou quinze minutes. Je les présente au public, directement au concert, juste avant de les jouer, parce c’est trop déroutant pour lui d’écouter quelque chose et de n’être pas sûr de l’avoir compris. Il faut absolument donner des clés au public, surtout pour la musique d’aujourd’hui. Chaque fois que j’ai pris la peine d’expliquer une pièce nouvelle avant de la jouer, le public a adhéré, et c’était un vrai succès.
Si l’on comble ce que le public peut percevoir comme un fossé entre le compositeur et les musiciens d’un côté et lui de l’autre, il accepte une musique qui ne lui est pas forcément facile de prime abord. L’an passé nous avons commandé un opus au jeune compositeur italien Alberto Colla. Il y eut près de cinq minutes d’applaudissements, ce qui est beaucoup sur une scène. Colla a été rappelé deux fois. N’est-ce pas formidable ? Je m’engage dans la création à ma manière. Serait-il justifiable de construire aujourd’hui une philharmonie de style haussmannien, par exemple ? On ne peut pas nier le langage de notre temps ; c’est le nôtre, alors… La musique d’aujourd’hui ne peut pas être celle d’hier. Pourquoi se sent-on plus facilement apte à apprécier ou juger les œuvres qu’on voit, comme un tableau de Picasso ou de Munch, par exemple ? Tout le monde a un avis sur le bâtiment de la Fondation Vuitton, sur telle architecture, sur telle œuvre d’art contemporain, mais dès qu’il s’agit de musique, les gens reculent. Pourquoi ? Tous nous avons un esprit de curiosité et de critique, il faut juste le mettre en mouvement avec quelques éléments d’explication. Cette saison, nous avons commandé au compositeur italien Nicola Campogrande une œuvre pour orchestre et public.
Ce qui veut dire ?...
Que le public en sera le soliste, voyons (rires) ! Si le soliste peut être un cor, un ténor, un piano ou un violon, pourquoi ne pas décider que cette fois, ce serait le public ?
Comment interviendra-t-il ?
Je ne vais pas tout vous dire, mais lui seront remis plusieurs objets, quelques percussions ou un kazou, par exemple. On fera une répétition avant le concert, afin qu’il apprenne exactement comment et où intervenir. Et après, c’est parti ! C’est un autre concept, important pour moi : le concert n’est pas seulement l’orchestre, c’est le public et l’orchestre. Si l’on veut vraiment parler de rituel, alors il faut admettre que la présence des gens, leur réaction, leur écho, en font partie. Le rituel, ce n’est pas uniquement le costume, la queue-de-pie et l’entrée du super-soliste ; c’est aussi la respiration du public, l’électricité humaine qui circule dans la salle. C’est une nécessité de comprendre que le public fait partie de cette magie du concert. Par exemple, j’aime beaucoup inverser l’ordre attendu, jouer la symphonie avant le concerto, etc. Pourquoi pas ? Et cela ne me dérange absolument pas que le public se mette à applaudir après le troisième mouvement de la Pathétique de Tchaïkovski ; et même, j’aime ça ! Oui, il y a encore un quatrième mouvement – et alors ?... Faut-il vraiment détruire sa spontanéité ? Il est bon, aussi, d’aller à contre-courant de ce sérieux obligatoire, de ce que Mahler et les post-mahlériens ont voulu un moment sacré. Bien sûr, dans un concert il y a des moments qui appellent la spiritualité, mais un concert est aussi une suspension du temps et du quotidien de l’auditoire. Échapper ensemble à tout ça, c’est aussi sacré, sans en prendre l’air, plus simplement. Je me sens un peu seul à transmettre cette conception du concert, car peu de chefs partagent mon point de vue. Ce n’est pas si compliqué : je suis content lorsque le public est content, voilà. Avec les années, j’ai compris de mieux en mieux qu’on joue les concerts pour le public. Après la guerre, on a voulu ne jouer que pour soi-même ; c’est ce qui a creusé un fossé entre le public et les musiciens. Encore plus dans le domaine contemporain : le compositeur en devint totalement intouchable, loin de tout le monde, incompréhensible, volontairement inaccessible. À l’heure actuelle, on a besoin de se retrouver ensemble, d’éviter les distances. Ce sujet me préoccupe beaucoup.
Lancez-vous l’Orchestre national d’Île-de-France dans l’opéra ?
Oui… et non. On a joué La scala di seta de Rossini, mais en version de concert. En février, nous aborderons le deuxième épisode de cette belle collaboration avec le Théâtre des Champs-Élysées, une collaboration autour des farces de Rossini. Ce sera L’occasione fa il ladro, et l’on continuera l’an prochain avec Il signor Bruschino. Ces ouvrages sont très rarement joués, parce qu’ils ne font qu’un acte et qu’un théâtre s’engage difficilement pour une soirée d’à peine une heure et vingt minutes. Avec la scène de l’Avenue Montaigne, on a trouvé une dimension idéale : on joue en concert, mais en « concert vivant », si vous voulez, avec des entrées, des sorties, un peu de jeu. C’est un travail amusant.
Et comme on se connait tous bien entre artistes de la famille rossinienne (on se retrouve sur toutes les scènes d’Europe durant l’hiver, l’été à Pesaro, etc.), c’est facile de préparer ensemble une petite mise en place qui vient du métier de chacun. Ainsi La scala di seta s’est très bien passé l’an dernier. Avec l’ONDIF j’ai fait un travail spécifique pour le rendre rossinien, lui aussi, avec des sonorités particulières à ce répertoire, des balances qu’on ne retrouve pas ailleurs. C’était mon but : transformer pour l’occasion un orchestre français en orchestre rossinien ! Dans le monde entier, il n’y en a pas vraiment. Sauf, peut-être, celui de Bologne, car à force de jouer tous les étés à Pesaro, il le devient. Mais tous les orchestres partagent leur temps entre Strauss, Mahler, Wagner ; du coup, il ne leur est pas du tout évident de se retrouver soudain devant l’exigence de la vitesse, du staccato, des piquées, etc. Le langage de Rossini les déstabilise. Cette saison, l’expérience sera plus complète, puisqu’en plus du concert au TCE j’emmènerai l’orchestre en Île-de-France avec L’occasione fa il ladro. Ce sera la première fois qu’il jouera de l’opéra dans son berceau, pour ainsi dire, ailleurs qu’à Paris. Comme vous le savez, nous vendons nos concerts en Île-de-France, et certains d’entre eux se vendent plus ou moins ; il se trouve que cette deuxième farce de Rossini se vend très bien. Du coup, Nicolas Briançon va créer une petite mise en scène pour nous, ce qui est une bonne chose, je crois.
Quelques mots sur le concert que tout dernièrement vous avez donné avec Jeff Mils à la Salle Pleyel ?
Un concert pour DJ et orchestre !... En 2012 eut lieu un concert extraordinaire, hors-saison, avec Jeff Mils et l’ONDIF. J’avais déjà signé mon nouveau poste, mais mes fonctions n’avaient pas encore commencé. Je suis venu l’écouter, bien qu’en général je déteste qu’un orchestre joue dans un concert rock, par exemple : tous ces concerts qu’on proclame crossover sont parfaitement inutiles parce qu’il est uniquement demandé aux musiciens de jouer des notes longues dans un accompagnement de base qui n’a pas du tout besoin d’un orchestre. En fait, c’est une absurdité. Mais ce concert m’a beaucoup surpris. Il y avait ce petit monsieur hyper charismatique qui donnait une incroyable énergie avec sa musique. Je me suis promis de travailler avec lui. Ce qui a étonné tout le monde à l’orchestre, c’est que j’ai tenu à ce que notre collaboration soit programmée en saison et non en marge. 2014 étant pour nous un anniversaire [lire notre chronique du 26 janvier 2014], j’avais promis au public une vaste palette de musiques d’aujourd’hui, en passant par Tōru Takemitsu, Alberto Colla, Kaija Saariaho, etc. Jeff Mils a fait un CD magnifique qui s’appelle Where Light Ends. De cette musique électronique il a demandé au compositeur français Sylvain Griotto de faire une version pour orchestre. À partir de là, de cette base qui vient de son travail pour le CD, Jeff a élaboré des improvisations en live, si bien qu’au concert il entrait et sortait de sa propre musique comme il voulait, selon l’inspiration du moment. Pourquoi devrait-on avoir peur ? Il y a des millions de gens qui écoutent de la musique techno, alors faisons une expérience. Bien sûr, on pourra me dire ensuite « oui, cette expérience, c’était plutôt pas mal, mais je préfère Bach », pourtant avant de refuser quelque chose encore faut-il le connaître un peu, non ? Comment choisir un vin si vous n’en avez jamais bu ? C’est très difficile… On ne connaît son goût qu’en risquant son goût. Oui, je suis curieux de nature, et ce type de concert est peut-être discutable. Mais c’est une autre façon de faire, qui sort des sentiers battus, non pas pour se distinguer mais parce qu’il est bon d’en sortir un peu, je crois. Chaque concert ne pourrait-il pas être une petite fête ? Et s’il était celle de l’ouverture d’esprit, je n’en serais pas fâché.
Et quel sera votre prochain projet hors-normes ?
Bon, je vous livre une pépite de la saison 2015-2016. En 1928, l’Opéra de Paris a créé un ballet de Darius Milhaud dont la musique est extrapolée à partir de valses de Liszt et de Schubert. Cela s’appelle La bien-aimée. Il fut joué plusieurs soirs, puis on l’a complètement oublié. Pourquoi ? Parce que cette œuvre est écrite pour piano à rouleau et orchestre et qu’on a égaré le rouleau. Or, nous avons retrouvé le manuscrit de Milhaud. Je connais un virtuose du pianola à qui j’ai commandé de reconstituer ce matériel à partir du document précieux. Nous ferons donc réapparaître, tel un phœnix, cette Bien-aimée !