Chroniques

par bertrand bolognesi

Erich Wolfgang Korngold
Das Wunder der Heliane | Le miracle d‘Heliane

1 coffret 3 CD Decca (2007)
475 8271
Erich Wolfgang Korngold | Das Wunder der Heliane

Publié une première fois dans la collection Entartete Musik, en 1993, ce précieux coffret est aujourd'hui réédité par Decca sous son étiquette Classic Opera. Excellente idée, après que les belles découvertes d'il y a près de quinze ans ont fécondé si bien les oreilles décideuses que l'on put récemment voir, ici et là, plusieurs productions d'opéras dégénérés, de remettre Das Wunder der Heliane d’Erich Wolfgang Korngold sur le devant de la scène discographique.

Bien que l'ouvrage fût représenté à Hambourg, Vienne et Berlin, de 1927 à 1930, il est à gager que personne ne se risque à le monter. Et pour cause : sa fantaisie requerrait immanquablement une imagination rare et des moyens de réalisation considérables, sans compter le grand risque qu'un tel déploiement de bonne volonté ne conquiert pas nécessairement le public. Car, au fond, c'est à la faculté de rêver de chaque auditeur que pourrait bien s'adresser Das Wunder der Heliane, plus qu'à une représentation par définition limitée.

Voici quelques points de repères pour en suivre l'argument. Le rideau devrait s'ouvrir sur un Geôlier gardant un Étranger qui ne sait rien ou presque du royaume dans lequel il est tenu captif. Son gardien, après avoir décrit la bonté qui caractérise la belle reine Heliane – bonté contaminant peut-être son propre cœur –, décide de desserrer ses liens. Survient le Monarque, effroyable tyran qui prononcera, sur un troublant accompagnement d'orchestre presque sensuel, la condamnation à mort de l'Étranger. Heliane fait ensuite son apparition : le prisonnier s'en éprend passionnément, au point de détourner vers l'amour l'infinie charité de la reine, lui faisant alors promettre de pouvoir passer sa dernière nuit dans ses bras. En fin de 1er acte, le Monarque souhaite conclure un marché avec sa proie : s'il lui apprend à conquérir sa femme Heliane, il lui laissera la vie sauve. Bien sûr, l'Étranger refuse, la mort devenant alors garante de la nuit d'amour partagée avec la souveraine, symbole d'innocence. Lorsqu'il comprend la force du sentiment qui unit les deux êtres et qu'Heliane lui échappe à jamais, le tyran s'emporte et s'affaiblit si bien que les gardes placés sous son autorité arrêteront mollement la reine.

À l'acte suivant, six juges font comparaître Heliane devant le Juge-Porte-Glaive, aveugle bienveillant qui tâchera de tempérer le jaloux, tout en accordant à l'Étranger une entrevue privée avec l'accusée. Après un baiser, l'homme se suicide. Surgit un nouveau personnage : le peuple qui se soulève, indigné, car l'Étranger portait ses espoirs vers un monde meilleur. Conçu comme une symphonie dramatique dépassant largement le cadre de l'opéra, le dernier acte montre le Monarque exiger d'Heliane qu'elle ressuscite l'Étranger, afin d'éviter que la révolte prenne d'autres proportions. Après avoir su le délivrer de la mort, la reine clame si haut son amour que le Monarque la tue. Mais l'amoureux miraculé la ressuscite, et tous deux s'élancent sereinement vers le Paradis.

Conciliant le gigantisme héroïque de la seconde partie de la Huitième de Mahler et certains aspects des Gurrelieder (Schönberg) au Grand Guignol de Turandot (Puccini) et aux mystères de Frau ohne Schatten (Strauss), Korngold sculpta cette œuvre dans un orchestre copieux, chatoyant de multiples agaceries ornementales, avec une riche verve lyrique – parfois étouffante – qui radicalise Zemlinsky et Schreker. Outre une direction savante dotée d'un souffle inépuisable, Das Wunder der Heliane convoque des moyens vocaux exceptionnels.

Tous les ingrédients requis sont dans cet enregistrement ! La vaillance et la souplesse de John David de Haan font un Étranger attachant, dont on saluera l'exquise suavité des passages pris en voix mixte, concourant à un splendide Geliebte (la aigu en falsetto) au dernier acte. Hartmut Welker est un Monarque efficace de noirceur, doté d'un timbre au cuivre justement agressif qu'un bel espace vocal magnifie, malgré un grave plus terne et un aigu assez raide (Ré # et mi à l'arrachée). La lumière sombre de Reinhild Runkel convient parfaitement au rôle de la Messagère, à mi-chemin entre la Nourrice (Die Frau ohne Schatten) et Kundry (Parsifal). À l'autorité directe du Geôlier succède un chant onctueux sur la description de la bonté de l'héroïne, René Pape lui offrant non seulement un art remarquable du phrasé mais une belle égalité du timbre. Au velours et à la clarté de Nicolai Gedda en Juge-Porte-Glaive répondent les innombrables qualités qu'Anna Tomowa-Sintow met au service d'Heliane : somptueuse ligne de chant, legato irrésistible, impact épanoui, exquise souplesse pour des attaques aigues d'une suavité indicible, voix toujours soyeuse dans les airs exaltés – a-t-on déjà entendu un tel Ich Liebe dich (troisième acte) ? – ; on ne s'en lasse pas.

Diablement expressif, John Mauceri enchante à sa façon cette partition, avec la complicité des artistes des Rundfunk Sinfonieorchester und Rundfunk Chor Berlin.

BB