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Chroniques
Erich Wolfgang Korngold
Die tote Stadt | La ville morte
Pianiste et compositeur au talent précoce, Erich Wolfgang Korngold a vingt-trois ans quand il termine d'écrire Die Tote Stadt (La Ville morte). L'opéra est créé simultanément à Hambourg et Cologne, en 1920, dans deux productions indépendantes. Dès lors, l'œuvre connaîtra un succès considérable pendant plus d'une décennie. S'inspirant du roman symboliste de Georges Rodenbach – Bruges-la-Morte –, Korngold se met au service de cette histoire à l'esprit fin de siècle.
Paul a perdu Marie, sa femme bien-aimée, et vit reclus dans le souvenir de la morte. Il rencontre alors Marietta, danseuse dont la troupe est de passage à Bruges, qu’il invite chez lui. Là, elle danse et chante pour son hôte mais s’échappe bientôt : une répétition de Robert le Diable (Meyerbeer) l'attend. Ils se revoient pourtant. Marietta, par jeu ou par attendrissement, tente de séduire Paul. Ils passent la nuit ensemble, et la danseuse pense avoir effacé le souvenir de la morte. Mais celui-ci est ravivé sans peine lorsque Paul assiste au défilé d'une procession depuis sa fenêtre. De colère, de désespoir aussi, peut-être, Marietta entame une danse blasphématoire en s'emparant de la relique amoureusement conservée de la morte : une tresse de cheveux. Fou de rage, Paul se jette sur elle et l’étrangle. Tout se calme. On se retrouve quelques instants après la fuite de Marietta au premier acte. Elle vient chercher son parapluie oublié… Paul reprend ses esprits et affirme vouloir commencer une nouvelle vie.
En remplaçant le meurtre final du roman par une hallucination, Korngold a gommé son côté réaliste. Il accentue ainsi le vertige d'un univers fantastique, qui joue avec la mise en abîme et le thème du double : Marietta, sosie « maléfique » de cette Marie sanctifiée, incarne sur scène Helena (la séductrice de Robert le Diable), et parodie sa propre prestation à la sortie des artistes. Paradoxalement, les personnages deviennent ainsi multi facettes, plus attachants, plus crédibles.
Le décor de la production de l'Opéra national du Rhin (2001) illustre ce monde aux frontières floues : bouche d'égout dans la chambre, tombeau s'ouvrant par une porte dans le plancher, bar flanqué de ruines omniprésentes, etc. Outre les murs, des groupes de personnages (couples hiératiques du Moyen Age, nonnes amidonnées, etc.) amplifient les rôles du souvenir et de la religion dans la cité flamande. Symbole de cette atmosphère étouffante : la cloche géante du deuxième acte, véritable chape de plomb suspendue, qui semble une épée de Damoclès au-dessus du héros. Par ces effets de collage et de collision, on est proche parfois des films de Buñuel ou des tableaux de Clovis Trouille. Comme chez ces surréalistes, la mise en scène d’Inga Levant souligne le champ de bataille entre Eros et Thanatos, la lutte entre un homme momifié par la tradition et le regret, et une femme libre, une artiste en quête d'ivresse pour mieux servir son art.
Musicalement, Jan Latham-Koenig et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg font sentir l'influence de Mahler et de Debussy, mais aussi celle de Puccini, pour un chant qui s'apparente au bel canto. Félicitons les deux rôles principaux de cette production, Torsten Kerl (Paul) et Angela Denoke (Marietta) pour leur grande qualité de chant et un jeu émouvant, tout au long des trois actes qui réclament une présence quasi-continue.
LB