Chroniques

par françois cavaillès

Erik Ryding – Rebecca Pechefsky
Bruno Walter – Un monde ailleurs

Notes de Nuit (2019) 550 pages
ISBN 979-10-93176-16-1
Erik Ryding et Rebecca Pechefsky racontent Bruno Walter (1876-1962)

Dans le sillage d’un grand chef d’orchestre, voici une immersion dans le tournant du siècle, à partir de Vienne. Nomade surdoué, Bruno Walter (1876-1962), y suscita un extraordinaire attachement que l’on mesure à la perfection en trouvant dans le livre cette lettre ouverte, par autres exemples : « qui oserait prétendre que ce flambeau, ce grand disciple de Mahler, ce musicien compréhensif et plein d’entrain qui fait rayonner l’amour de la vie et la force de la créativité, n’est pas celui qu’il faut à notre environnement, qu’il n’est pas capable de faire progresser l’orchestre, de réorganiser la programmation des concerts, de faire montre d’autorité et de reconquérir des sommets, dont la présence vivante ne résonne qu’en certains bons soirs où la représentation est de qualité ? ».

Vaste biographie achevée en 2001 par les musiciens new-yorkais Erik Ryding et Rebecca Pechefsky, traduite l’an dernier en français par Blandine Longre pour Notes de Nuit, Bruno Walter – Un monde ailleurs est un portrait documentaire nourri de références passionnantes, présentées avec pertinence dans un style clair. Il s’appuie sur l’étude du riche courrier du maestro et sur une revue de presse intéressante, qui fait aussi mieux comprendre les rapports des journaux nazis avec la musique, en 1933. Sans atteindre le style des écrits waltériens, l’ouvrage fait plus que nourrir l’impressionnant index de ce probable âge d’or en affichant une foi en la valeur de la critique aussi splendideque celle de Walter en la musique. Les auteurs citent son autobiographie (Thema und Variationen, 1947) avant d’observer comme « cette inversion de l’importance des sphères matérielle et immatérielle deviendrait un leitmotiv de son existence ».

Les premiers défis relevés par Bruno Walter disent de combien de contradictions et de conciliations la vie est faite. Ainsi de la pratique musicale et de la direction d’orchestre. À ce propos, une technique gesticulatoire est tout d’abord recensée par le critique Carl Waack : « Herr Kapellmeister Walter doit s’efforcer de rompre avec une habitude consistant à battre la mesure de manière démonstrative, exubérante. Son tempérament et sa fougue personnelle ne devraient pas se refléter de façon excessive dans la gestuelle ». Puis de Berlin, on peut lire en 1907 : « Herr Walter effectue des mouvements agités, qui font à présent partie – du moins est-ce la conviction des non-initiés – de l’outillage d’un chef d’orchestre énergique ». Et les biographes d’ajouter : « le Neues Wienersermonna également Walter pour des raisons similaires ; un chef d’orchestre aussi singulier que Mahler pouvait se permettre de telles gesticulations, qui lui venaient naturellement. Mais chez Walter, faisait observer le critique, elles paraissaient affectées ». Et pourtant !… L’évolution de la baguette waltérienne surprend jusqu’à ce paradoxe relevé à New York, en 1923 : « souvent critiqué dans sa jeunesse pour ses mouvements excessifs et ses exagérations musicales, Walter devenait indésirable en raison de sa dignité et de sa réserve au pupitre ».

Au risque de transformer le livre en monument à sa gloire, il est bon de s’enquérir des louanges remportés par le chef en croisant tout un aréopage de créateurs. Tous semblent éblouis par son talent ou conquis par sa droite bienveillance. Par exemple, à « l’homme le plus sensible qui soit » selon le compositeur hongrois Károly Goldmark l’immense pianiste américain Rudolf Serkinadressait ces mots : « je suis lié à vous par tant d’affection et de gratitude que je ne vous le répéterai jamais assez. Vous avez si souvent ouvert mes yeux et mes oreilles à des mondes nouveaux, et je vous dois tant de splendides impressions ! Vous qui avez été si encourageant et patient avec moi quand il m’a été permis de jouer de la musique avec vous – non, jamais je ne pourrai vous remercier assez ! » Ou encore cette missive du petit prodige Korngold, juste après la création de Violanta et de Der Ring des Polykrates par Walter en 1916 : « que pourrais-je dire à un artiste aussi grand, pur, compréhensif et affectueux que vous ? Vous avez dû sentir à quel point j’ai été ravi d’entendre ma musique résonner d’une manière telle – je pense pouvoir l’affirmer avec certitude – qu’on ne l’entendra sans nul doute jamais ». Comme par réciprocité, Bruno Walter sait à son tour dresser des louanges, parfois avec répondant et simple éloquence comme au Times londonien, en 1912, à défendre le talent particulier d’Ethel Smyth : « je considère Ethel Smyth comme une compositrice dont l’importance est très singulière et qui est sûre de se voir attribuer une place durable dans l’histoire de la musique ».

Quel bonheur pour le lecteur d’apprécierces hommages et la multiplicité des sources pour repousser ses limites du plaisir d’approfondir ses connaissances ! D’autant qu’à suivre l’énergie de son sujet, doté d’une longévité et d’un parcours artistiques exceptionnels, ce livre indispensable à tout mélomane promet de longues heures d’écoute d’œuvres du XXe siècle. Par-dessus l’épaule de Bruno Walter et par-delà les erreurs tragiques de l’Histoire, « il y a un monde ailleurs ! ».

FC