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Ernő Dohnányi – Miklós Rózsa
pièces pour piano
C’est un programme inhabituel et judicieusement composé que propose Emmanuelle Moriat, pour son premier enregistrement. Guère jouées en France, ces pièces de Dohnányi et Rózsa mêlent folklore hongrois et modèles germaniques. La pianiste, qui s’est fait une spécialité de ce répertoire original, donne toute la couleur et le caractère qu’il requiert.
Compositeur, chef d’orchestre et pianiste, Ernő Dohnányi (1877-1960) fut un des grands animateurs de la vie musicale de Budapest, ainsi qu’un pédagogue influent, notamment comme président de l’Académie Franz Liszt. De la même génération que Bartók ou Kodály, il n’a pas été aussi directement imprégné de musique populaire hongroise et son écriture se situe davantage dans la lignée du romantisme germanique ou Mitteleuropa de Brahms et Dvořák. Ruralia hungarica Op.32 (1923) existe dans différentes versions (piano, violon et piano, orchestre, etc.). Les sept pièces de la version pour piano alternent des pages vives, au caractère de danse ou de chanson populaire, parfois virtuoses (n°2 et n°4, par exemple), et d’autres plus denses et développées, sorte de poèmes instrumentaux (n°6). Le cycle a fait l’objet de plusieurs enregistrements, notamment ceux de David Korevaar (Ivory Classics) [lire notre critique du CD], de Wolf Harden (Marco Polo) et celui de l’intégrale de la musique pour piano de Dohnányi par Marcus Pawlik (Naxos). Sur des tempi modérés, l’artiste en offre une lecture engagée, attentive et construite qui ne manque pas, par endroits, d’un certain souffle épique.
Emmanuelle Moriat a donné la création française de la Sonate et des Bagatelles de Miklós Rózsa en 2007, à Paris. Rózsa (1907-1995) appartient à la génération suivante. Musicien précoce, fasciné par la veine populaire de son pays, ce n’est pourtant pas vers l’Académie Franz Liszt, où enseignaient alors Bartók et Kodály, qu’il se tourne mais vers le conservatoire de Leipzig. Ainsi sa musique est-elle un équilibre heureux de classicisme germanique et d‘influences magyares. Très actif pour le cinéma, il a laissé une cinquantaine de compositions pour le concert (dont une Sérénade hongroise créée en 1931, à Budapest, par Dohnányi).
Œuvre de jeunesse d’une écriture simple, Six bagatelles Op.12 (1933) sont des miniatures de genre, chacune d’un caractère et d’une atmosphère bien marqués, à la franche saveur de terroir, proche des Humoresques de Dvořák ou de certains recueils pédagogiques de Bartók. Par la couleur et le rythme, elles évoquent sans détour le folklore hongrois, mais d’une manière plus stylisée que chez l’auteur de Kossuth. Il faut admirer leur fraîcheur d’inspiration et la facilité du compositeur à retranscrire dans un style personnel les éléments ruraux de son enfance. On trouve également ces effets de tremolo du piano évoquant le cymbalum déjà présent chez Dohnányi. Emmanuelle Moriat donne à cet opus la légèreté sérieuse qu’il réclame.
D’une toute autre ambition est la Sonate Op.20 (1948), contribution la plus importante de Rózsa à la littérature pour piano. Depuis l’enregistrement historique de Leonard Pennario, plusieurs versions parurent, parmi lesquelles on retiendra surtout celles de Sara Davis Buechner (Koch) et d’Eric Parkin (Unicorn). Si elles mettent en valeur les qualités d’énergie de cette musique (la première citée, en particulier), elles ne restituent pas toujours la poésie et le lyrisme du chant rózsacien – l’écriture très contrapuntique de cette œuvre dense et complexe est typique du compositeur. Composée alors qu’il était installé aux États-Unis depuis plusieurs années, l’héritage folklorique y est plus discret que dans ses pièces antérieures. La Sonate est néanmoins très magyare pour le caractère et le style, parfois non loin Bartók, notamment dans l’écriture percussive du piano.
Comme toujours chez Rózsa, la forme est classique, en trois mouvements. Le premier, Calmo contenu, est assez contrapuntique. Andante con calore est un nocturne à l’atmosphère tour à tour mystérieuse et mélancolique, d’une grande poésie. Son lyrisme inquiet et mystérieux n’est pas non plus sans évoquer les sonates contemporaines de Prokofiev. Le final Allegro giusto e vigoroso est construit sur deux thèmes fortement contrastés, le premier vindicatif et vigoureusement accentué, le second en petite phrase pentatonique d’une simplicité et d’une délicatesse presque enfantine. La conclusion permet à Rózsa de construire un crescendo d’un impact saisissant, avec cette énergie rythmique explosive, cette qualité d’excitation presque rageuse que l’on retrouve parfois dans sa musique. Ici encore, Emmanuelle Moriat prend la partition à bras le corps et offre une version puissante et maîtrisée, avec un final cataclysmique qui ne laisse pas de répit jusqu’aux dernières mesures.
SA