Chroniques

par bertrand bolognesi

Ernő Dohnányi
trois opus concertants

1 CD Capriccio (2022)
C 5463
trois opus concertants d’Ernő Dohnányi, composés en 1903 et 1952...

Après un double-album consacré à l’œuvre d’Ernő Dohnányi puis la fort belle gravure des deux concerti du compositeur hongrois qu’elle livrait aux côtés d’Ariane Matiakh et des musiciens du Deutsche Staatsphilharmonie Rheinland-Pfalz [lire notre critique du CD], la pianiste russe Sofia Gülbadamova retrouve ces derniers à la fin du printemps 2021 pour enregistrer les Variations sur une comptine Op.25 commencées en 1913, achevées en 1914 puis créées, le 17 février de cette année-là, à Berlin, par leur auteur qui bientôt les jouerait travers le monde. Les publics britanniques et nord-américain furent facilement séduits par le fameux Twinkle, twinkle, little star, version anglaise de l’air populaire français de la première moitié du XVIIIe siècle, Ah vous dirai-je maman, bien connu pour avoir inspiré à Mozart ses Variationen K.265/300, vers 1782. Outre la version insulaire évoquée plus haut, parue en 1806 sur un poème de Jane Taylor (1753-1824), une mouture allemande était publiée en 1840, Morgen kommt der Weihnachtsmann, sur des vers d’Hoffmann von Fallersleben (1798-1874) – sans doute est-ce celle que connaissait Dohnányi, plutôt que l’originale en français, la chanson magyar Hull a pelyhes fehér hó n’ayant vu le jour qu’après la Deuxième Guerre mondiale, sur des paroles d’Ernő Rossa (1909-1972).

Après l’impressionnant Maestoso, prélude orchestral puissant et dramatique dont l’emphase se souvient de la manière de Richard Wagner, surgit soudain le thème nu au piano, Ah vous dirai-je maman à peine rehaussé de quelques pizz’ puis d’un contrepoint de basson. Un tel effet justifie bien la mention couchée sur la partition manuscrite : « pour le plaisir de ceux qui ont le sens de l’humour et au grand dam de tous les autres »… S’ensuivent onze variations où l’on reconnaît bien Dohnányi, dans une facture délicate associant au je-ne-sais-quoi de straussien l’improbable inspiration d’un Rachmaninov qui aurait appris à sourire. Aux savants carillons contraires de la cinquième, proprement fascinante, succède une joyeuse ronde enfantine. Le climat post-wagnérien est de retour, proche de l’introduction, au début de la Passacaglia (12), bien de son temps – celui de Budapest et de Vienne avant le désastre déclaré quatre mois et demi après la première, désastre dont ne se relèverait pas l’empire –, comme le sont la Marche (8) et, plus encore, la Valse (7). L’ultime variation réunit les caractères en un Choral à la fois charmant, solennel et féérique que conclut une fugue presque comique, traversée d’une virtuosité folâtre où excelle Sofia Gülbadamova. Au cœur du final, Ah vous dirai-je maman montre le bout de son nez comme pour une dernière farce avant d’aller dormir. Voilà bien de quoi faire de cet opus le plus joué du compositeur, avec la fameuse valse du Voile de Pierrette (1909), pantomime écrite avec Schnitzler [lire notre critique du CD].

Deux autres pages concertantes font cette passionnante galette.
À vingt-cinq ans, Ernő Dohnányi signait un Konzertstück pour violoncelle et orchestre en ré majeur Op.12 dont certains commentateurs estimèrent qu’il dût quelque chose à son père, Frigyes (1843-1909), mathématicien et physicien qui pratiquait suffisamment bien l’instrument pour avoir créé, jeune homme, avec le violoniste (et compositeur) Ede Reményi (1828-1898), un quatuor du prêtre-musicien Ján Levoslav Bella (1843-1936). C’est cependant au soliste (et compositeur) strasbourgeois Hugo Becker (1863-1941) que l’œuvre est dédiée, et c’est lui qui la fait naître le 7 mars 1906, Dohnányi dirigeant l’Orchestre Philharmonique de Budapest in loco. La structure en trois mouvements, avec le lent au centre, confirme un concerto, par-delà le titre (morceau de concert). Un thème au romantisme affirmé ouvre l’Allegro non troppo par un tutti nourri, puis Andrei Ioniță fait une entrée sensible dont on admire le son généreux comme la vigueur de l’accentuation, autant de qualités qui ne nuisent en rien au lyrisme élégiaque de ce premier chapitre, clairement brahmsien, à l’instar des pages chambristes du jeune compositeur – Quatuor avec piano en fa # mineur (1892), Sextuor à cordes en si bémol majeur (1893), Quintette avec piano en ut mineur Op.1 n°1 (1895), Quatuor en la majeur Op.7 n°1 (1899), Sonate pour violoncelle et piano en si bémol majeur Op.8 (1899) et Sérénade pour trio à cordes en ut majeur Op.10 (1902). Contemporain de Verklärte Nacht Op.4 et du poème symphonique Pelleas und Melisande Op.5 de Schönberg, ce Konzertstück tourne, avec son Adagio wagnérien (Wesendonck-Lieder), le regard vers le passé plus que vers l’avenir. Au pupitre d’un Deutsche Staatsphilharmonie Rheinland-Pfalz que l’on découvrait facétieux dans les Variations Op.25, Modestas Pitrénas soigne une tendresse idéale pour soutenir la digne expressivité du soliste roumain. Au troisième épisode (Tempo I) d’ensuite insister sur un double héritage où l’on entend Tchaïkovski et Schumann, sans désavouer le protégé du rêveur du Neuschwanstein. Le chef lituanien y déploie une ferveur convaincante.

Après avoir fui Budapest en novembre 1944 pour Vienne qu’il quitta bientôt pour le Nouveau Monde, Dohnányi s’est définitivement installé en Floride, enseignant à l’Université de Tallahassee de 1949 à 1959, et obtenant la citoyenneté étasunienne en 1955. C’est lors d’un séjour à New York, à l’occasion de prises de son en tant que pianiste, qu’il décède d’une pneumonie, le 9 février 1960, à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Près d’un demi-siècle après son opus 12, le compositeur revient à la forme concertante avec le Concertino pour harpe et orchestre de chambre Op.45 (1952) – quatre ans plus tard, dans sa soixante-dix-neuvième année, il graverait ses Variations sur une comptine Op.25 avec Adrian Boult à la tête d’un Royal Philharmonic Orchestra survolté !

Malgré les rudesses que lui firent vivre les deux guerres, la Hongrie fasciste puis la Hongrie communiste, une vieillesse heureuse habite cette nouvelle œuvre – elle ne sera pas l’ultime : encore y aura-t-il Stabat Mater Op.46 et American Rhapsody Op.47 (1953), puis Aria pour flûte et piano Op.48 n°1 (1957) et Passacaglia pour flûte Op.48 n°2 (1958) –, contrairement à son compatriote l’écrivain Sándor Márai, lui aussi exilé aux États-Unis, si déprimé dans ses dernières années qu’il mettrait fin à ses jours en 1989. Pour le musicologue autrichien Christian Heindl, le choix de Dohnányi se serait porté sur la harpe comme substitue du cymbalum autrefois entendu au pays (notice du CD). Quoi qu’il en soit, l’excellent Silke Aichhorn invite, avec le solo liminaire, dans le doux monde de l’Andante comme dans un conte. Un thème tendre est vaillamment porté par les vents, où l’on apprécie la liberté maîtrisée de la maturité, désormais très éloignée des modèles anciens. Directement enchaîné, l’Allegretto vivace semble renouer avec la bonne humeur de l’opus 25 et offre même une valse Pitrénas [lire notre chronique du Joueur] révèle l’orchestration finement ciselée. Un nouveau solo s’enchaîne encore, la lumière intime du hautbois caressant la vigueur harpistique d’un legato satisfait. La discrète chaleur de cette page tardive vient amicalement choyer l’écoute. Un fort beau disque, assurément !

BB