Chroniques

par laurent bergnach

Ernst Křenek
pièces pour piano

1 CD Oehms Classics (2012)
OC 422
Ernst Křenek | pièces pour piano

Une œuvre abondante et éclectique fait d’Ernst Křenek l’un des compositeurs les plus attachants du XXe siècle. Fils d’un soldat tchèque servant dans l’armée austro-hongroise, il naît à Vienne le 23 août 1900 et débute ses études à l’Académie de Musique seize ans plus tard, notamment avec Schreker – dont nous évoquions l’opéra Irrelohe tout récemment [lire notre critique du CD]. Dans les années qui suivent, il accompagne son maître à Berlin, travaille à la Musikhochschule (1920-1923) et rencontre Busoni, Scherchen ou encore Erdmann, prémices à l’amitié future avec Berg et Webern. Il devient alors l’assistant de Paul Bekker à l’Opéra de Kassel puis à Wiesbaden (1925-1927). De retour à Vienne, il s’adonne à la critique musicale (1929-1933), donne des conférences et dirige à travers le monde jusqu’à l’arrivée de l’Anschluss. En 1938, il s’exile aux États-Unis dont il devient citoyen en 1945 et où il enseigne avec succès. Il revient régulièrement en Europe dans la seconde moitié du siècle, mais c’est à Palm Springs, dans sa Californie d’adoption, qu’il s’éteint le 22 décembre 1990, ayant gardé jusqu’au bout inspiration et rigueur.

Rapidement détachées de l’influence de Schreker, les premières compositions de Křenek présentent un style contrapuntique assez strict, inspiré de Bach et Reger, avant de privilégier l’atonalité libre à l’apparition des Donaueschinger Musiktage (1921). Néo-classique sous l’influence de Stravinsky (1924), son travail avec Bekker l’entraine ensuite vers la musique de scène, occasion de métisser plusieurs style (postromantique, jazz, etc.) – créé à Leipzig, Johnny spielt auf (1927) est l’apogée de cette période. Un bref « retour à Schubert » (1929) le mène à un dodécaphonisme assez souple pour flatter son indépendance mais trop marqué pour celui qui fustige en l’avant-garde un « art dégénéré » – la première de Karl V est annulée en 1934. Son exil américain est aussi un voyage vers le passé (intérêt pour le chant grégorien, la musique du XVe siècle) que contrebalancent bientôt ses expériences avec l’électronique dans les studios du Vieux Monde, puis avec l’aléatoire (années soixante).

Le goût de Křenek pour la recherche et le dépassement s’exprime en particulier dans un courrier envoyé à la revue suisse Présence, en réponse à l’article de Poulenc, Éloge de la banalité, paru en octobre 1935. Lui aussi a cru un jour possible « de rendre au matériel tonal son sens premier et d’en faire usage aujourd’hui en toute nouveauté », mais changea d’avis en considérant des problèmes nettement définis à résoudre, tels ceux posés autour de 1600, avec la déchéance des anciens modes d’église. Rappelant que Schönberg, au fond, n’est que l’héritier de Wagner et Debussy, il ajoute : « Il y a des circonstances dans lesquelles une banalité voulue peut être vite et irrémédiablement confondue avec une facilité qui répond aux goûts mesquins de la paresse générale : il nous serait extrêmement précieux que les jeunes musiciens de France nous prouvent par leur production qu’ils ont pris conscience du danger de pareille confusion et su y échapper ».

Le présent enregistrement (réalisé en juillet 2011, sur piano Steinway) comprend trois œuvres antérieures à ce courrier, qui portent la trace de l’éclectisme krenekien : Little Suite Op.13a (1922) à la facture assez classique, Fünf Klavierstücke Op.39 (1925) dont Andante quasi adagio rend hommage à Debussy et Satie sans nostalgie aucune, ainsi que la Klaviersonate Op.59 n°2 (1928) qui mêle figures du passé (baroque italien, Brahms, Mendelssohn) à celles du présent (jazz, Hollaender). Le jeu très clair du pianiste Stanislav Khristenko est mis en valeur dans le final Allegro giocoso.

Quinze ans après cette dernière, la Klaviersonate Op.92/4 n°3 (1943) porte l’empreinte de la Seconde École de Vienne, comme celle d’une personnalité forte, qui devine (sonorité de clavecin alla Dallapiccola, etc.). Echoes from Austria Op.166 (1958), sans l’appuyer, évoque quelque danse ou chanson populaire, ces petites pièces faciles à l’usage des enfants. L’autocitation de l’Opus 59, au cours du Larghetto conclusif, donne tout son sens à ces échos de jeunesse. Enfin, la Klaviersonate Op.240 n°7 (1988), avec sa forme disloquée contemporaine de Kurtág et Lenot, offre un bel éventail dynamique qui invite Khristenko à d’infinies nuances.

LB