Chroniques

par bertrand bolognesi

Ervín Šulhov
pièces pour cordes

1 CD Phil.harmonie (2012)
PHIL. 06016
Le Quatuor Vogler joue Ervín Šulhov

Trois ans après le jeune Quatuor Aviv (dont l’enregistrement paru chez Naxos en 2010 fut effectué en mars 2008), le Quatuor Vogler gravait à son tour deux des œuvres pour quatuor à cordes de Šulhov (Erwin Schulhoff), dans un CD dont le programme se complète par le Duo pour violon et violoncelle composé en 1925, au cœur des années fastes de la production et de la carrière du musicien tchèque.

La parenté entre le Quatuor à cordes n°2 et ce Duo paraît d’emblée évidente, le Moderato faisant également penser à l’Adagio du Sextuor de l’année précédente [lire notre chronique du 30 juillet 2007]. Ce premier mouvement intègre des éléments de danse relativement bartókiens à une élégie qui gèle ses harmoniques dans une mélancolie saisissante (antépénultième section). La structure rappelle les pièces citées, mais encore la hargne, puis la réexposition finale, en raréfaction. Dodécaphonisme, tradition nationale, jazz, tango, néoclassicisme, provocations dadaïstes (un opus présente des gémissements féminins sur la nature desquels il est difficile de se tromper), élan épique à la soviétique mis au service de convictions marxistes, on croise de nombreux ingrédients dans la musique d’Ervín Šulhov qui offre également des instantanés de culture Mitteleuropa qui lui insufflent une inventivité d’une extrême richesse et une diversité et une vigueurs rythmiques rares. Le second duo est une Zingaresca indiquée Allegro giocoso, danse tzigane tournoyant dans la virtuosité des deux instruments en présence, avec un insert en sifflements d’harmonica, comme pour mieux bander le muscle qui varie la suite. C’est pourtant une délicate berceuse de violon qui s’enchaîne, sur les pizz’ moelleux du violoncelle, dans une sonorité ronde, chaude. Les rôles s’inversent à plusieurs reprises avant qu’une mélodie puissamment enlacée déploie un lyrisme fièrement porté. Cet Andantino est suivi par un Moderato qui se rue vers un Presto fanatico, dans le chant du premier épisode qui fait alors l’objet d’un tout autre développement, un rien stravinskien (Histoire du soldat). L’interprétation de Frank Reinecke (violon) et Stephan Forck (violoncelle) s’avère abondamment expressive, y compris dans la danse obstinée d’inspiration populaire.

Remontons le temps, avec les Fünf Stücke für Streichquartett de 1923, créés l’année suivante à Salzburg par le Quatuor « Zika », cinq morceaux de folklore, pour ainsi dire. Ainsi de l’attaque tchèque d’une valse en effet viennoise, mais fort schönbergienne, alla Valsa viennese que les Vogler articulent d’un son plein. La Serenata est littéralement suspendue à la corniche du balcon, par nuit de gel ! Le violoncelle vrombit dans un développement qui dépasse largement le cadre évoqué par le titre, bien que le thème oscille en clin d’œil français entre Gounod (Vous qui faites l’endormie de Faust) et Bizet (Près des remparts de Séville de Carmen). En comparaison de la version Aviv [lire notre critique du CD], le Quatuor Vogler campe une ritournelle alla Czeca plus rapide, presque haletant, dont la vivacité semble héritée de Dvořák – inspiration folklorique s’avouant post-mortem au vieux maître ? Rappelons d’ailleurs qu’à sept ans le petit Ervín fut présenté à Dvořák par sa maman consciente de son grand talent, le monument vivant de la musique nationale le reconnaissant si bien qu’il le recommanda illico au professeur de piano du Conservatoire de Prague, tout en le gratifiant de quelques carrés de chocolat. La mélodie du Tango milonga prend de discrètes allures yiddish tout en déclinant la typicité rythmique qu’induit le titre en ostinato slave. Les Vogler livrent un accord final en bandonéon qu’on dégonfle, magnifique. Alla Tarantella est lui aussi un génial entre-deux dont séduit l’effervescence, ici servie d’une dynamique irrésistible.

La très charpentée Sonate pour piano n°1 « Thomas Mann zu eingen » [lire notre critique du CD] fut conçue en 1924, donc sur le même métier que le Quatuor à cordes n°1 qui ne lui ressemble guère. Dès qu’ils en prirent connaissance, le fin travail de timbres qu’il accomplit et la virtuosité qu’il requiert passionnèrent Ladislav et Richard Zika, autrement dit les décideurs du Quatuor Tchécoslovaque qui le créerait à Venise, le 3 septembre 1925.

Contrairement au Quatuor Aviv, les Vogler choisissent un son touffu, où sculpter un relief charnu. Au côté léger, voire fluet, de la version en référence, s’oppose ici une approche musclée, insistant peut-être un peu trop sur l’appui du grave. Si cette option est parfaitement pertinente, on regrette que le caractère populaire du Presto initial infère ici un certain manque de soin. En même temps, la recherche de couleur s’avère plus approfondie, bénéficiant d’un ambitus plus large et de rencontres timbriques mieux exploités. À l’inverse, l’Allegretto commence en grande douceur, inclinant un second thème en mollesse et soulignant la « jazzification » du matériau dans un grotesca plus assumé. L’interprétation se tourne résolument vers la modernité, jusqu’à des glissandos savoureusement « honteux », osons le mot. Délicieux, encore, le faux air de vielle à roue, de fidula d’un mariage à la campagne, ménagé à l’Allegro giocoso alla Slovacca. Les pizz’ s’affirment pour une lecture résolument rythmique, loin des salons. Dès le début, l’Andante conclusif impose son obsédant tic-tac. Les quartettistes en accusent d’abord l’héritage romantique et font ensuite, au gré d’une accentuation opiniâtre, évoluer leur jeu vers une expressivité plus intrusive – une musique pour Munch et Kirschner, par exemple, ce qui n’exclut pas le lyrisme.

Des éléments de comparaison qu’énonce cet article, on conclura des versions Vogler et Aviv qu’elles présentent chacune ses avantages tout en s’avérant complémentaires l’un de l’autre en bien des aspects. Ainsi notre préférence irait-elle aux Aviv pour le Quatuor n°1 tout en élisant Vogler dans les Fünf Stücke.

BB