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Chroniques
Ervín Šulhov
Lieder, 1910-1937
Šulhov a seize ans lorsqu’il écrit ses premiers Lieder. Dans sa production, le genre se trouve copieusement illustré dans les années d’adolescence, avec des contributions très régulières, comme en témoigne le présent coffret qui pour la première fois en présente l’intégralité. Cette édition exhaustive propose même des versions différentes de plusieurs opus, des esquisses vouées au remaniement et des fragments laissés en état d’inachèvement. Certaines pièces ont amené le pianiste a reconstituer des parties manquantes.
Quatre voix sont réunies autour de Klaus Simon au clavier, pour servir le recueil d’une vie, pour ainsi dire, dont les premières pages héritent de Loewe, Schubert, Schumann, Cornelius et Brahms, plus tard de Mahler et Zemlinsky, le jeune compositeur se faisant parfois précurseur de Kurt Weill et d’Hanns Eisler. On retrouve l’excellente Tanja Ariane Baumgartner dans les Zwei Zigeunerlieder WV 10 (1910/11) où sourd un souvenir de romantisme français tardif, façon Duparc. Le mezzo-soprano [lire nos chroniques de Lulu, Das Rheingold, Die Walküre, Œdipe, Tristan und Isolde, Le château de Barbe-Bleue, Serse, Les Troyens, Capriccio, Parsifal et Otello, ainsi que The Bassarids à Salzbourg et à Berlin] leur prête sa voix pleine, idéalement évocatrice dans le poignant Als die alte Mutter avec son motif mélismatique fort intriguant. Enveloppant à souhait, son timbre riche envoûte dans Lass mich an deinem stillen Augen WV 12a, Lied isolé de 1911. Trois ans plus tard, les Drei Lieder nach Gedichten von Oscar Wilde WV 33 synthétisent mieux encore influences germaines et françaises, sur des ostinati clairement Mitteleuropa – dans le premier quart du XXe siècle, de part et d’autre de la Grande Guerre, Wilde est à la mode chez les musiciens d’outre-Rhin, comme nous le rappellent les opus signés Luening, Schreker, Sekles, Strauss et Zemlinsky, entre autres. La chaleur tendre de la voix fait merveille dans Madonna mia, puis révèle ce que Rosa mystica pourrait peut-être devoir à Pelléas et Mélisande, quand l’austère E tenebris affirme une expressivité plus personnelle.
De retour à Prague, sa ville natale, en 1924, ce n’est qu’avec le durcissement du climat politique dans l’Allemagne voisine, à partir de 1933, qu’Ervín Šulhov commence à inviter la langue tchèque dans sa musique. Ainsi de Národní písně a tance z Těšínska WV 120, cycle de quinze brèves mélodies qui s’inspire du folklore de son pays – c’est précisément en ces années, qui seraient ses dernières, où il tourne le dos à sa langue maternelle, l’allemand, que s’avère cohérent d’orthographier son nom Ervín Šulhov plutôt qu’Erwin Schulhoff. De saynètes en rondes vigoureuses, parfois traversées de saveurs proches de Janáček, entre chanson triste, foxtrot ruraux, enchanteresse berceuse, obsessive marelle pianistique, allusions grivoises, conte paysan, hymne à la nature ou mélancolique danse de mariage, le recueil est emblématique de la quatrième période du compositeur, à l’instar d’Ukolébavka WV 122, également de 1936, chanté avec flûte, alto et violoncelle – respectivement Delphine Roche, Filomena Felley et Philipp Schiemenz –, sans piano. Voilà sans conteste l’une des plus belles choses de ce coffret ! Avec son Sprechgesang tchèque, le côté viennois de Žebrák WV 121 surprend. Il est lui aussi somptueusement servi par Tanja Ariane Baumgartner.
En 1937, Šulhov invite, à sa manière, le Schlager avec Susi WV 124 dont Hans Christoph Begemann magnifie la gouaille cabaretière. Très engagé dans la découverte de ces Lieder, le baryton allemand [lire notre chronique du 5 mai 2018 et notre critique du CD Symphonie Nähe fern] honore auparavant le vin triste du Trinklied WV 114 (1933) et, de la première période, les fort beaux Lieder von Morgenstern WV 38 (1915) où il convoque une expressivité infiniment nuancée, en diseur admirable. Si les Vier Lieder aus „Die Garbes“ WV 26 lui conviennent tout aussi bien (1913), c’est avec 1917 Liederzyklus WV 110 qu’il fait approcher un tout autre Šulhov : avec ce cycle dont le sujet, bien sûr, est la révolution russe, l’artiste politiquement engagé s’inscrit en 1933 dans la lignée de Weill qui jamais n’eut de leçon à lui donner – lorsqu’en 1933, il invente le style futur du cadet avec Der Junge (Drei Lieder aus „Das Lied vom Kinder“ WV 17, 1911), Weill a onze ans et ne songe probablement pas à écrire des chansons. Là se dessine la troisième veine du compositeur, celle d’une musique militante, au prix d’un appauvrissement certain au regard de la période précédente, très brève, dans la mouvante surréaliste. Ici, complainte, rébellion et hymnes partisans sont au rendez-vous de l’Histoire. Le Lied WV 115 est gravé dans ses moutures allemande (Zum 1.Mai 1934) et tchèque (K 1.máji 1934), comme pivot vers la quatrième manière du musicien.
Présent sur la scène baroque [lire nos chroniques d’Orfeo, Matthäus Passion, L’opera seria et Il trionfo del tempo e del disinganno], le soprano sud-coréen Sunhae Im se charge ici d’une quarantaine de Lieder, représentatifs des deux premières époques de Šulhov – à l’exception des duos Piseň o Thäimannovi WV 113 (1933) et Dneska každá módní žena WV 185 (1937) qu’elle partage avec sa consœur Britta Stallmeister [lire nos chroniques de Götterdämmerung et de Palestrina]. Tous ne sont pas forcément intéressants et certains figurent à titre documentaire, comme il se doit pour faire de cette parution une référence non seulement musicale mais encore scientifique ; beaucoup offrent de beaux moments, tour à tour récitatifs straussiens, bluettes populaires ou petits bijoux de lyrisme délicat. Le moment dada, récemment mis à l’honneur par la réédition de l’opéra Flammen [lire notre critique du CD], est présent à travers les Fünf Gesänge WV 52 de 1919 dont l’harmonie se fait parfois flottante et la facture volontiers étrange.
Maître d’œuvre de cette intégrale, à l’origine du coffret paru sous label bastille musique, le pianiste Klaus Simon, qui les joue tous, n’est rien moins que l’éditeur de ces Lieder chez Schott. Saluons sa belle initiative et l’enthousiasme de chaque intervenant de cette belle aventure !
BB