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Chroniques
Ervín Šulhov
Flammen, tragicomédie en deux actes
Dès son retour à Prague, sa ville natale, Ervín Šulhov (1894-1942 – Erwin Schulhoff, peut-on également écrire) s’attelle à la conception de Flammen, son unique opéra. Nous sommes en 1923. Le livret allemand a été concocté par le dramaturge Max Brod (1884-1968) – le célèbre découvreur de Franz Kafka et conservateur désobéissant des manuscrits de ses romans, à qui l’on doit leur publication posthume –, à partir d’une pièce (qu’il a lui-même traduite du tchèque) où est repris le mythe de Don Juan, pièce signée de son cadet le bibliothécaire Karel Beneš (1896-1969), conjoint de la grande violoniste tchèque Ervína Brokešová (1900-1987).
D’humeur chagrine, sans doute suite à l’épuisement des sens, l’abuseur aspire soudain à la vie vertueuse et à l’amour sincère. Évidente allégorie, La Morte ne l’entend pas de cette façon. Sa passion non satisfaite pour Juan prend un jour cruel. Jouant elle-même un cantique à l’orgue durant la messe de minuit, elle s’amuse de l’émoi du héros pour une nonne alanguie, confondant alors, dans sa naïve conversion, amour et désir. Escaladant une montagne de femmes nues, c’est encore La Morte que Juan retrouve en son sommet, avant de se réfugier parmi les statues des séducteurs d’antan qui tous connurent la paix et la joie, hors du stupre. Sur fond de tempête marine, il s’accouple avec Marguerite – le prénom évoque un autre mythe, celui de Faust – que La Morte assassine in fine coitu. S’ensuit un dialogue à entrevoir comme la brève parodie du récit de Johannes von Tepl1 dans la volonté de rejoindre par fidélité la belle au royaume des morts lorsqu’il s’agit uniquement d’optimale et perpétuelle fornication.
Voilà pour l’Acte I. Un joyeux komos2 de commedia dell’arte ouvre le second, pendant une longue nuit de carnaval. Sous l’œil d’Arlequin (Harlekin), bateleur plus ou moins démoniaque qu’accompagnent les immanquables Pulcinella et Pantalone, et tandis que Donna Anna repousse ses avances, le lovelace tue le père de celle-ci, le Commandeur. Entouré de donzelles dénudées, on retrouve Don Juan dans le défi lancé à la statue du Commandeur de venir partager un festin offert en son honneur. Il revient à La Morte de traduire le sens de l’étreinte du vengeur : jamais l’abuseur ne mourra, la malédiction le condamne à l’errance éternelle. Comme pour en éprouver la pertinence, ce dernier se tire une balle dans la tête, ce qui ne lui vaut qu’un prompt rajeunissement. La dixième et dernière scène est une réplique de la première, le héros recommençant un cycle de turpitudes.
Dans son journal intime, Šulhov note, le 6 juin 1927, « je travaille sur Juan, mon opéra, dans la joie d'avancer vers un objectif aujourd’hui encore inconnu – un triomphe complet, tel le chemin coutumier que je connais bien et qui pourtant semble tout-à-fait nouveau » (cité par la musicologue, organiste et librettiste autrichien Christian Heindl dans sa notice du CD). Sans doute n’est-il pas indifférent d’écrire un Don Juan à quelques pas du charmant Nosticovo3 où, le 29 octobre 1787, fut créé la version originale du Don Giovanni de Mozart. Ce n’est cependant pas dans la musique de l’illustre Salzbourgeois que puise le style de l’œuvre, imprégnée de plusieurs influences qui l’inscrivent nettement dans son siècle. Ainsi de la flûte debussyste, ici envoûtante et même malséante, associée à l’apparition de séducteurdans les première et dernière scène. Ainsi des nombreux souvenirs mahlériens, notamment dans les balancements harpistiques, des quelques couleurs venues des ballets de Stravinsky et, surtout, de ces énigmatiques tourneries oniriques que l’on rencontrent dans les opéras de Franz Schreker et qui, s’agissant de Šulhov, sont clairement inspirées de Seele, wie bist du schöner, le premier des Altenberg Lieder Op.4 d’Alban Berg (1911/12). Encore entend-on l’affection du compositeur pour le jazz, avec plusieurs foxtrot qu’il invite dans l’intrigue lors des réjouissances. Après un premier acte diffus dans l’allégorie métaphysique, la partition fait entrer dans l’action, au suivant. L’artiste favorise dès lors une écriture alerte, enjouée, simplement plus dramatique. Au cœur du huitième chapitre, le bal mêle des accents communs à Jonny spielt auf d’Ernst Křenek (1927) et à Wozzeck de Berg (1925). À un lyrisme exacerbé tout du long s’associent ponctuellement une suavité nauséeuse, celle de l’insatisfaction compulsive (Scène 9), puis la fracassante nudité des premiers opéras de Richard Strauss – Salome (1905), avant un effacement déroutant, sur le souffle de la voix et de la flûte (Scène 10).
Le destin d’Ervín Šulhov n’a rien de sympathique ; celui de son opéra est de même farine. Achevé en 1929, Flammen fut refusé par Universal, son éditeur à Vienne – voilà compromis le projet du grand Erich Kleiber (1890-1956) d’en diriger la création sous les tilleuls4 ! Après une révision drastique comprimant l’œuvre sur un seul acte, il revint à Zdeněk Chalabala (1899-1962) d’en mener la première, en langue tchèque et sous le titre Plameny, le 27 janvier 1932 à Brno, au moment où Paris publiait les deux essais fameux d’Otto Rank sur le donjuanisme5– coïncidence historique… Le succès n’étant guère au rendez-vous, les représentations furent suspendues presque aussitôt. L’année suivante, les nazis règnent sur l’Allemagne. La réinstallation du compositeur à Prague s’avérait donc une bonne idée. Le 15 mars 1939, les troupes allemandes envahissent Bohême et Moravie, fortes des accords de Munich6 par lesquels l’Europe abandonnait la Tchécoslovaquie à Hitler. En tant que juif, communiste affirmé – nombre de ses opus le revendiquent –, bisexuel (même si le retour à Prague signifia le renoncement à la vie menée à Berlin) et résolument moderne (proche des suiveurs de son compatriote Walter Serner7), le musicien est menacé. Il perd rapidement ses engagements professionnels et se résout à demander la nationalité soviétique, obtenu dans les derniers jours de mai 1941. L’Unternehmen Barbarossa8 lancée, il est déjà trop tard : Šulhov est arrêté et interné à la forteresse de Wülzburg en tant que citoyen soviétique. Le 18 août 1942, il y succombe à la captivité, à la malnutrition, à la dépression, enfin au bacille de Koch. Donné en concert en 1994 à Berlin, la création mondiale de Flammen aurait lieu à l’Opéra de Leipzig au printemps suivant, alors que paraît dans les bacs l’enregistrement de John Mauceri à la tête du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin (DECCA, dans la collection Entartete Musik).
À l’été 2006, le metteur en scène britannique Keith Warner monte l’ouvrage au Theater an der Wien. Les équipes de l’Österreichischer Rundfunk8 sont de la partie, avec cette captation live que Capriccio publiait dans la foulée, puis remise sous presse en 2021. Honneur est rendu à Flammen et à Šulhov [lire nos chroniques du Sextuor, de corpus pianistiques, des Quatuors à cordes par Aviv, Vogler et Béla, de la Sonate Op.17, du Divertimento et du Concertino] par une distribution efficace où dominent le Don Juan de Raymond Very, ténor vaillant au chant nuancé [lire nos chroniques de Der Schatzgräber, Il prigioniero, Billy Budd, Der Besuch der alten Dame, Der fliegende Holländer et La pucelle d’Orléans], et la puissance de Stephanie Friede, idéale dans les parties de Donna Anna, de la Femme, la Nonne et Marguerite [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk et de Tannhäuser]. Au pupitre de l’ORF Radio Sinfonieorchester Wien et de l’Arnold Schönberg Chor dont les voix furent préparées par Erwin Ortner, Bertrand de Billy livre une gravure leste et souple qui toutefois entretient le mystère [lire nos chroniques du Concerto pour clarinette de Villi, Pelléas et Mélisande et The shadows of time]. Un régal !
BB
1 Johannes von Tepl (ca.1350-1414), Der Ackermann aus Böhmen, 1401 ; traduction française de Florence Bayard, Le laboureur de Bohême, Éd. Sorbonne Université, 2013
2 κῶμος, grec ancien : cortège dionysiaque parcourant la ville et y festoyant sans contrainte
3 Théâtre du comte Nostitz (Hraběcí Nosticovo divadlo) aujourd’hui
appelé Théâtre des États (Stavovské divadlo)
4 Staatsoper Unter den Linden, Berlin
5 Otto Rank (1884-1939), Don Juan und Der Doppelgänger, 1925 ;
traduction française de S. Lautman, Don Juan et Le Double, Éditions Denoël, 1932
6 30 septembre 1938
7 Walter Serner (1889-1942), écrivain qui publiait à Zurich le manifeste Dada
(Letzte Lockerung, 1918 ; traduction de Catherine Wermester, Dernier relâchement, Éditions Allia, 2019). La verve loufoque du roman Die Tigerin (1925 ; traduction de Danielle Meudal et Jürgen Ritte, La tigresse, Éditions Allia, 1998), entre autres récits, suinte dans Flammen
8 Opération Barbarossa, décidée en juillet 1940 (malgré le pacte de non-agression
de juin 1939) et mise en application le 22 juin 1941 avec les raids aériens allemands
sur les villes russes et l’invasion du territoire soviétique
9 Radio Autrichienne