Chroniques

par bertrand bolognesi

Ervín Šulhov
musique de chambre

1 CD Phil.harmonie (2010)
PHIL 06004
Le Philharmonisches Streichsextett Berlin joue trois opus  d’Ervín Šulhov

Au hasard de la valse des distributeurs en France de labels étrangers, voilà que réapparaît dans notre paysage discographique Brückenbauer in die neue Zeit (Bâtisseurs de ponts vers le temps nouveau), gravure effectuée en 2009 et mise sous presse l’année suivante, chez Phil.harmonie. Très attachés à la musique d’Ervín Šulhov ainsi qu’au destin contraire que vécut l’homme, c’est non sans émotion que l’on plonge les oreilles dans trois de ses pages chambristes, conçues dans le deuxième tiers des années vingt, à l’apogée d’une carrière fulgurante qui, de Prague où il connut une enfance de musicien prodige, l’avait propulsé dans plusieurs villes allemandes, dont Berlin où il s’installa pour plusieurs années. C’est là que son œuvre fut beaucoup donnée, durant que lui-même, fréquentant l’avant-garde artistique de son temps, celui de la modernité, jouait volontiers dans les cabarets et les dancing. De fait, son sens de l’innovation, la grande liberté avec laquelle diverses sources se mêlèrent dans ses travaux, firent un cocktail explosif, traversé de folklores est-européens comme de fragments de jazz, voire de souvenirs mahlériens et d’hommage à la façon française de la période, sans ignorer la Seconde École de Vienne avec les membres de laquelle Šulhov était en relation. Outre son origine juive et son adhésion au Sozialistische Arbeiterpartei dès sa fondation (1931), sans même parler des tendances libertines de son mode de vie, cette géniale bigarrure stylistique attira sur lui le regard des prochains maîtres de l’Allemagne. Aussi a-t-il choisi de rentrer au pays dès que le ton s’est durci.

Commencé en 1920, le Sextuor à cordes "Autobiographische" Op.45 WV 70, découvert au Festival de Verbier autrefois [lire notre chronique du 30 juillet 2007], est dédié à Francis Poulenc que le compositeur tchèque admire. Après un premier mouvement (Allegro risoluto) où l’instabilité harmonique est valeureusement assumée, danse farouchement tendue dont la partie médiane explore un lyrisme schönbergien, plusieurs années passent avant l’achèvement de l’ensemble, créé lors de l’édition 1924 des jeunes Donaueschinger Musiktage. S’ensuit un Tranquillo (Andante) désolé, liquide pourrait-on dire, fort sensiblement servi par les excellents Philharmonisches Streichsextett Berlin – Rüdiger Liebermann et Bernhard Hartog, violons ; Walter Küssner et Matthew Hunter, altos ; Georg Faust et Ansgar Schneider, violoncelles). Fermement sautillée, la Burlesca (Allegro molto con spirito) affirme une inspiration paysanne dont certains aspects peuvent rappeler la manière de Janáček. Ouvert dans l’âpreté poignante du violoncelle, le Molto adagio élève sa plainte jusqu’au cri. Le soin apporté à la dynamique comme à la couleur magnifie cette interprétation profonde, conclue dans une errance densément pessimiste.

Imaginé au retour d’un festival folklorique en la morave Brno, le Concertino pour flûte, alto et contrebasse WV 75 affiche une facture plus complexe. Si l’instrumentarium surprend d’emblée – les vigueurs mélancoliques de l’alto et le grave fredonnement de la contrebasse se retrouvent dans l’élégie de flûte de la seconde partie de l’Andante con moto d’ouverture, par exemple –, le bondissement pastoral du Furiant (Allegro furioso) explore vaillamment l’impulsion folkloriste, mise en valeur par la clarté du jeu d’András Adorján (flûte et piccolo), Walter Küssner (alto) et Klaus Stoll (contrebasse). À l’opposé, l’Andante languissant varie avec élégance une sérénade amoureuse survenue de la plaine des bouches du Danube. Le Rondino final revient au climat du deuxième mouvement, déployant une invention précieuse dans la partie de flûte. L’œuvre fut elle aussi créée aux Donaueschinger Musiktage, en 1925.

Conçue pour le flûtiste français René Le Roy (1898-1985) qui la créa en 1927, à Paris, avec Ervín Šulhov lui-même au piano – nous préférons cette version du nom du compositeur, plutôt qu’Erwin Schulhoff, sa germanisation, car si sa langue natale fut bien l’allemand, son élection des cultures tchèques nous semble favoriser la graphie originale –, la Sonate pour flûte et piano Op.61 WV 86 révèle un ton heureux dans l’Allegro moderato liminaire, où l’on décèle plusieurs influences françaises (Debussy, Gaubert, Roussel, etc.). On retrouve la faconde généreusement fluide d’András Adorján, cette fois en duo avec la pianiste japonaise Yumiko Urabe. Sans se départir d’une certaine couleur qui sans doute ne fit guère frémir le public de la première, le deuxième mouvement (Scherzo) cisèle un bref Allegro giocoso quasi bartókien. À une tendre Aria (Andante), aérée par un ostinato pianistique surgi des pas sur la neige (Debussy), succède l’ultime Rondo (Allegro gaio) dont la danse lorgne une nouvelle fois du côté du folklore (Bartók, encore).

La musique de Šulhov demeure assez rare, au disque comme au concert [lire nos chroniques de ses quatuors par Aviv, Vogler et Béla, des Sonates pour piano, du Divertissement, des Lieder, de l’opéra Flammen et des Fünf Stücke für Streichquartett], pour qu’on ne se prive pas de l’explorer plus avant grâce à cet enregistrement hautement recommandable.

BB