Chroniques

par bertrand bolognesi

Fausto Romitelli
Professor Bad Trip – Seascape – Green, yellow and blue – Trash TV trance

1 CD Cyprès (2003)
CYP 5620
Fausto Romitelli | Professor Bad Trip – Seascape – etc.

Le matin du 27 juin dernier, Fausto Romitelli, vaincu par un cancer qu'il combattait depuis longtemps, s'éteignait à l'âge de quarante et un ans. Né en Italie à Gorizia, il avait obtenu le diplôme de composition du conservatoire de Milan, avant de parfaire son expérience à Sienne auprès de Franco Donatoni, puis à Paris dans le cadre du cursus d'informatique musicale et de composition de l'Ircam, dès 1991. Explorant les travaux de ses aînés spectraux, il comprend très tôt l'urgence d'un nouveau souffle dont il se pourrait fort qu'il soit le précurseur. Ainsi, son œuvre saura-t-elle réconcilier un savoir classique avec l'énergie particulière rencontrée dans des musiques non savantes. Légitimé par de nombreux prix, des commandes de plusieurs ensembles prestigieux, festivals, et du ministère français de la culture, son travail séduirait les chorégraphes Wim Wanderkeybus et Anne Teresa de Keersmaeker.

L'on se souvient d'avoir entendu la création de Blood on the floor, painting 1986 en février 2000 au festival Présences, par L'Itinéraire, brève pièce se référant à une toile de Francis Bacon, et contemporaine de la première des Lessons du cycle Professor Bad Trip auquel ce disque est consacré. Et dès l'abord, s'il parait évident que Blood... semble un dernier adieu à une certaine manière de concevoir la musique d'aujourd'hui, on pourra dire que le chemin du compositeur se radicalise avec cette Lesson I de 1998, commandée par l'ensemble Musiques Nouvelles et créée le 24 septembre 1998 au festival Musica, à Strasbourg. Romitelli se passionne pour le travail sur les tissus sonores qu'il met volontiers en relation avec les procédés et couleurs du rock alternatif. Lui seul tente un rapprochement entre l'énergie de cet univers musical particulier et la connaissance très systématique des diverses notions de distorsion. Ici, une violence, une agressivité s'y fatiguent. Le cycle s'inspire de la description qu’Henri Michaux a pu faire des effets de la mescaline. À la base, le peyotl, champignon hallucinogène mexicain, présent dans certains rites d'initiation à propos desquels un autre poète, Antonin Artaud, écrirait Les Taharumaras à l'issue d'un voyage en Amérique Centrale, en 1936. À cinquante-cinq ans, Michaux fait ses premières expériences mescaliniennes, vécues alors comme « ...le véritable premier événement capable de me faire changer de niveau... », écrira-t-il. Et l'on se souvient en frissonnant des textes relatifs à l'erreur qui eut pu lui être fatale d'absorber en une prise l'équivalent de sept fois la dose normale (une seule évocation des rites mexicains du peyotl, cependant, dans L'Infini turbulent). La Connaissance par les gouffres parle de l'accélération inouïe des images, de la succession des couleurs, de leurs ondulations permanentes, d'une machine à infini ; et c'est bien de cela qu'il s'agit dans Professor Bad Trip.

Trouverait-on fécondation plus naturelle de la part d'un esthète capable de nourrir son appréhension brillante de l'écriture contemporaine d'une salutaire contamination à l'observation active des héritages actuels de l'explosion de la musique populaire anglo-saxonne des années soixante ? Et s'il n'était pas de mauvais goût d'ouvrir ses oreilles et son estomac à la techno de Aphex Twin, à la transe de Sonic Youth, au trash rock incantatoire de PJ Harvey, au trip hop de Portishead, ou encore au brouillage de Sigur Rós et à cet enfermement obsessionnel d'un texte parlé sur ambiance nauséeuse de Suicide, saturé des cris de guitares électriques ? Parallèlement, des groupes comme Goldfrapp savent accumuler des richesses d'autres provenances que celles attendues, dans un climat comparablement dérangeant. Courageusement, Romitelli, plutôt que d'enrichir la forme de ces influences, préservant sa démarche de tout clin d'œil, entremêle jusqu'à fabriquer les créatures, pour ne pas dire les monstres, de son esthétique de la distorsion.

Si, dans le monde Pop d'aujourd'hui, l'on assiste à une sorte d'aplanissement des expériences extrêmes des années précédentes par le biais d'une invasion mélodique néo-disco (l'incantation de Finley Quaye sur couleur jazzo-reggae surlignée d'une brillance particulière des cuivres, par exemple, ou encore Massive Attack et, par la filiation du musicien Tricky, Björk, etc.), la musique de Romitelli ne se compromet pas, ne cède à aucun embourgeoisement. Indéniablement, elle invente un monde dans lequel l'auditeur de musique contemporaine ne saurait se trouver en sécurité, un monde qui résiste formidablement, d'ailleurs naturellement dérangeant – mais Michaux lui-même n'écrivit-il pas précisément que « ...notre siècle n'est pas un siècle à paradis... » ? – pour tout type d'auditeur, il semblerait. Elle affirme un décalage qui ne laissera personne installé dans son confort habituel. C'est plutôt à la paradoxale indifférenciation paranoïaque provoquée par l'usage à long terme des drogues qu'elle pourrait faire écho. Les Lessons tournent sur elles-mêmes, semblant ne jamais pouvoir parvenir à se solutionner, dans de violentes errances intérieures, digne des romans de Philip K. Dick, père du cyber-punk, qui ne voit jamais aboutir ses propres motifs – ce qui fait dire à Jean-Luc Plouvier dans la notice du disque : « La musique de Bad Trip ne se développe jamais : elle s'aggrave ». Elle répond intimement à cette terrible peur qu'évoquent parfois les écrits de Michaux, par l'insidieux venin de la Lesson II, par exemple, créée le 10 mars 1999 par L'Itinéraire à l'Ircam. Quant à la Lesson III, elle est à la fois la plus psychédélique et la plus raffiné du cycle. C'est l'ensemble Ictus – d'ailleurs commanditaire de cette dernière qu'il créa le 3 octobre 2000 – qui grava ce précieux CD pour Cyprès, sous la direction éclairée de Georges-Elie Octors.

À Professor Bad Trip s'ajoutent ici trois autres pièces. D'abord Seascape (1994), pour flûte à bec contrebasse amplifiée et bande, une partition chargée de mystère, avec une option percussive parfois étonnante qui nous fera peut-être nous souvenir de Traits suspendus (1980) de Paul Méfano. Puis Green, yellow and blue pour ensemble, composée pour un ballet d’Anna Teresa de Keeersmeacker avec une vidéo de Thierry de Mey, Counterphrases, créée le 13 mars 2003 par Ictus au Bozar (Bruxelles), affirmant quelque chose de l'ordre de la cérémonie dans son final. Enfin, une œuvre pour guitare électrique, Trash TV Trance (2002), dont les bugs sonores – gentil sourire à Kraftwerk – créent le tissus rythmique, non sans un certain humour.

BB