Chroniques

par laurent bergnach

Frédéric Durieux
L’espace des possibles – Écrits et entretiens (1986-2018)

Aedam Musicae (2019) 438 pages
ISBN 978-2-919046-67-6
L'espace des possibles, un recueil de textes du compositeur Frédéric Durieux

Avec son titre optimiste en diable, L’espace des possibles réunit une quinzaine d’écrits du compositeur Frédéric Durieux (né à Paris, en 1959), introduits et annotés par Laurent Feneyrou. Avant de nous pencher sur leurs contenus et motivations, cherchons à mieux connaître leur auteur, lequel se dévoile notamment à travers trois entretiens avec Michel Rigoni (1994), Lambert Dousson (De la structure au geste, 2007) et le musicologue précité (Éloge du fragile et de la persévérance, 2018).

De son propre aveu, Frédéric Durieux a vécu une enfance extrêmement triste. Fils d’un homme marqué par deux conflits mondiaux, les horreurs du second l’écorchent assez tôt quand, à l’âge de huit ou neuf ans, un ami paternel offre un livre illustré de photos sur la déportation, graine d’une obsession de la Shoah – « je suis attiré par la gravité de la vie et les êtres tragiques » reconnait celui qui, plus tard, rendrait de nombreux hommages musicaux aux défunts (Dominique Bagouet, Dominique Troncin, Gérard Grisey, Ursula Holliger, Alain Marinaro, etc.). Mais l’ambiance morose du foyer résonne aussi de musique, les parents possédant quelques disques : Brahms, Wagner et surtout Debussy, qui demeure un modèle absolu – « j’ai dû découvrir La mervers l’âge de sept ans ». Son père l’aide aussi à sa culture visuelle (visites du Louvre), laquelle s’enrichirait un jour d’images contemporaines (Klee, Newman, Richter, Soutter, Twombly, etc.).

Adolescent pianiste, il joue Schumann dont la virtuosité l’attire et l’agace, découvre Messiaen et Xenakis à la discothèque du conservatoire de Grenoble, étudie seul plusieurs partitions (Bartók, Berg, Stravinsky, Schönberg, Varèse, etc.), puis parachève son analyse des pionniers du XXe siècle auprès d’Alain Poirier. Il collectionne des disques de musiques extra-européennes et lit les analyses de Boucourechliev, Leibowitz et Stockhausen, parmi d’autres – « les écrits de Boulez ont jalonné mes années d’apprentissage ». Sous sa plume, on trouve aussi le nom de penseurs (Barthes, Didi-Huberman, Freud, Gramsci, Lévi-Strauss, etc.), dramaturges (Barker, Beckett, Bound, etc.), poètes (Beck, Bonnefoy, Caproni, Celan, Hocquard, etc.), voire mystiques.

Durant les années quatre-vingt, l’Ircam et la Villa Médicis lui ouvrent leur porte, mais aussi Radio France où se crée Exil II (1984), première d’une cinquantaine d’œuvres à son catalogue. Dans une France marquée par l’apparition du mouvement spectral, le jeune créateur se passionne pour Nono, Holliger, Sciarrino, Lachenmann et Zimmermann ; perception versus écoute. À l’aube de la quarantaine, la tentative d’écrire un quatuor l’oriente vers la musique chambriste, négligée jusqu’alors – « un moment de remise en cause douloureux, qui me renvoyait violemment aux manques de ma technique de composition ». En 2001, Frédéric Durieux devient professeur au Conservatoire National de Musique et de Danse de Paris. Cinq ans plus tard, dans un article de presse, il regrette que Neuilly-sur-Seine, la ville qu’il habite et dont Nicolas Sarkozy fut le célèbre maire, ne possède toujours pas d’institution vouée à l’éducation musicale.

Les écrits de l’humaniste ne laissent aucun doute sur sa fibre pédagogique. Ils expliquent clairement l’évolution sonore du siècle dernier, quand ils ne détaillent pas, à la loupe, Quadrivium de Maderna (1969) ou A mirror on which to dwell de Carter (1976). Cette histoire de la musique, parcourue d’inventeurs qu’on piaffe de réécouter, se double d’un franc rejet des « réalisations artistiques qui se figent dans un mental feignant d’ignorer notre condition d’être d’esprit et de chair, sous prétexte de construction rigoureuse ». Frédéric Durieux s’affirme critique envers les ennemis de l’hirsute (sérialisme intégral, musique spectrale), les bruitistes, sans même parler des réactionnaires, et d’un tout-culturel fort peu démocratique. C’est que l’extrémisme est contraire à cet espace des possibles ouvert et pluriel qu’il nous vante, terreau « du surgissement, de l’imprévu et de l’inconscient, sans lesquels il ne peut y avoir de poésie ». Bel esprit de résistance !

LB