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Chroniques
Frédéric Pajak
Nietzsche au piano
Apollinaire, Benjamin, Dickinson, Gobineau, Joyce, Lautréamont, Léautaud, Luther, Pavese, Pessoa, Pound, Renan, Rimbaud, Schopenhauer, Tsvetaïeva, Van Gogh… autant de figures qui traversent l’œuvre de l’écrivain et dessinateur Frédéric Pajak. Il en est cependant une à le hanter plus que celles-là, puisqu’à un certain Friedrich Wilhelm Nietzsche, philologue de métier et philosophe par ses écrits, bien qu’il se fût considéré comme musicien, voire poète, Pajak a consacré nombre de ses lignes et plusieurs ouvrages – L’immense solitude, 1999 ; Nietzsche et son père, 2003 ; J'entends des voix, 2006 ; La liberté obligatoire (Manifeste incertain, Vol. 4), 2015. Et l’aventure n’est sans doute point finie, puisque les éditions vaudoises Noir sur Blanc, qui déjà publièrent une quinzaine de titres de l’auteur (dont les neufs tomes du Manifeste incertain), mettaient sous presse, en décembre de l’année passée, ce Nietzsche au piano, nouveau livre dessiné (huit planches).
Fidèle au format limité qu’il semble affectionner (ce livre compte quatre-vingt-dix pages), Frédéric Pajak livre un texte d’un seul tenant, fluide, à peine articulé en micro-épisodes – on pourrait dire durchkomponierte – dont les premiers pas confirment ce qu’affirmé plus haut : « depuis mes dix-sept ans, Friedrich Nietzsche ne m’a pas quitté », rencontre qu’il qualifie d’expérience totale. Ému à l’écoute d’un opus pianistique de Nietzsche, c’est aujourd’hui par cet aspect du personnage qu’il décide de l’aborder. Il revient sur la prime enfance de Nietzsche dans le petit village de Röcken où il vit le jour en 1844, la perte de son père puis celle de son petit frère, évoquant les difficultés rencontrées à l’école face à des camarades qui le surnomment le petit pasteur (si sa mère descend d’une lignée de pasteurs, son père, lui-même fils de pasteur, endosse à son tour cette prêtrise). Encouragé par l’éducation musicale sérieuse décidée par maman, Friedrich, qui chante au temple, écrit dès l’âge de quatorze ans mazurkas et fantaisies, et même un chant de Noël.
Happé, dès le plus jeune âge, par la poésie et la musique, Nietzsche réalise des arrangements de chorals luthériens et un Miserere. Encore assiste-t-il à de nombreux concerts. Au piano, il impressionne en tant qu’improvisateur au long court. Et à vingt ans, bien qu’étudiant la philologie, il ne renonce en rien à la musique. C’est lorsqu’il commence à enseigner à l’Université de Bâle qu’il fait la connaissance de Wagner. Documenté, c’est aussi avec une inspiration certaine que Frédéric Pajak dépeint l’amitié entre le jeune homme et le couple Cosima/Richard, ainsi que ce vinaigre bien connu qui la fit tourner. D’enthousiasme en prétention, d’admiration en recherche de reconnaissance, voire en sentiment amoureux pour la fille de Liszt, mais aussi de la première de ses publications jusqu’aux dernières lettres, l’auteur s’attache au chemin périlleux du philosophe, ennemi farouche du compositeur de Bayreuth dès après la création du Ring. Ainsi le voyons-nous se tourner vers l’opéra italien, puis vers Carmen qui le passionne. Outré par l’antisémitisme de Wagner, Nietzsche désavoue définitivement ce qu’il pouvait rester de respect pour son aîné. Derrière ce qui demeure un drame dans son existence se blottit le désir de voir reconnaître son œuvre artistique par le monde de la musique, mais la moquerie de Wagner va de pair avec le mépris d’Hans von Bülow.
Lecteur de Chamfort, Dostoïevski, Leopardi, Stendhal et Voltaire, fan de Berlioz, Bizet, Rossini et Verdi, mais encore de zarzuela, Nietzsche – en lui, Vialatte vit « un camelot forain, soldat des fausses valeurs, le S.S. de l’intelligence » (in Mon Kafka, Les Belles Lettres, 2010) – se détourne résolument de la culture allemande, musique y compris, « la moins grecque de toutes les formes d’art imaginables ». Et sur un poème de Lou Andreas Salomé, il retravaille, en 1887, l’Hymne à la vie dont la composition était en plan depuis longtemps. Au printemps de l’année suivante, ayant mis un terme à sa carrière d’enseignant, il s’installe à Turin. Son goût musical intègre alors des ouvrages de plus en plus légers, tels ceux d’Offenbach et d’Audran. Mais au réveillon 1888, tandis qu’il se relève d’une grave crise nerveuse, comme on le dit longtemps, le voilà écrivant des lettres sans queue ni tête, parfois signée Dionysos – bien connue, l’affaire fit même l’argument d’un opéra du regretté Wolfgang Rihm [lire notre chronique du 5 août 2010]. Nous le voyons cogner la clavier de ses coudes et de ses poings, dans les premiers jours de 1889, dément. Ce court récit veille au chevet d’un égaré dont la raison jamais ne reviendra. Sans prétendre remplacer les essais sur le philosophe, cette parution constitue une entrée dans un univers autant que l’abord d’un auteur d’aujourd’hui.
BB