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Chroniques
François Meïmoun
La construction du langage musical de Pierre Boulez
« La Première Sonate montre un compositeur pleinement conscient de son histoire et prudent quant à la possibilité de son effacement » : là est la conclusion à laquelle François Meïmoun mène le lecteur au fil de l’essai qu’il signe aux Éditions Aedam Musicae, La construction du langage musical de Pierre Boulez – La Première Sonate pour piano. À partir d’une observation minutieusement renseignée et d’une étude approfondie du contexte historique de la gestation de cette œuvre dont la composition s’étale de 1946 à 1951, l’auteur approche au plus près la manière dont s’est édifiée la langue boulézienne depuis les premiers temps – le musicien a vingt-et-un ans lorsqu’il commence l’opus à faire le sujet de cet ouvrage –, prolongeant son investigation jusqu’à des pages plus récentes dont il démontre ce qu’elles doivent à celle-ci.
Articulé en deux grandes parties – Devenir compositeur, de Vichy à la France libérée puis Substituer le délire à l’incantation ou Comment s’affranchir de la modernité –, ce livre aborde le jeune Pierre Boulez lors des années de guerre, d’abord à Lyon puis à Paris où il arrive en 1941. Au passage est interrogée l’exigence des artistes du XXe siècle à trouver en eux-mêmes leurs « propres garanties historiques » – ce questionnement prend une dimension particulière si l’on ne perd pas de vue que François Meïmoun est lui-même, certes au XXIe siècle, compositeur [lire notre chronique du 21 janvier 2021]. Dans la période de la Première Sonate, Boulez préfère parler de musique violemment actuelle plutôt que de modernité ou d’avant-garde, notions malaisées à définir. La création musicale est alors dominée par le néoclassicisme (Stravinsky, Poulenc, Honegger, entre autres) et les audaces d’André Jolivet et d’Olivier Messiaen mais pas encore par la grammaire sérielle qui avait pourtant déjà fait son entrée sur la scène française dans l’entre-deux-guerres. Pour mieux comprendre l’époque, encore fallait-il se pencher avec précision sur la vie du conservatoire parisien durant l’occupation allemande : ainsi entrons-nous dans l’institution sous l’ère Delvincourt, dans une capitale où la musique demeure globalement fêtée bien que très cadrée. Boulez écrit Psalmodies (1943) qu’il n’admettra pas en son catalogue, contrairement aux Notations qu’il réhabilitera par la suite.
Admis à la rentrée 1944 dans la classe de Messiaen au conservatoire, il fréquente également le cours que ce dernier délivre en privé, où sont abordées des œuvres qui n’auraient sans doute pu l’être dans le cadre institutionnel Outre de sainement s’affranchir des témoignages des élèves du maître, afin de toucher au plus près ce que put être la réalité, Meïmoun désigne clairement ce que doivent aux Regards sur l’enfant Jésus de l’aîné les Notations du cadet, ainsi que sa découverte d’alors, sous l’influence de Messiaen comme de Jolivet, des ondes Martenot pour lesquelles il invente un Quatuor (1945, lui aussi absent du catalogue) où est progressivement fondé le langage harmonique de la Première Sonate. À la rencontre des poètes, des peintres et des gens de théâtre, Boulez, bientôt directeur de la musique de la compagnie Renaut-Barrault, puise chez Antonin Artaud une dimension critique nouvelle, à bien des égards. Point insensible à Mana de Jolivet, le voilà soudain confronté à Schönberg lors d’un concert où est joué le Quintette Op.26 : ce soir de février 1946 transforme radicalement le jeune créateur qui réunit un groupe de camarades autour de René Leibowitz dont il fait sienne la doctrine pro-schönbergienne mâtinée de théorie adornienne. Dodécaphonisme et série entrent activement dans son champ. Contrairement à ce qu’il est admis, Leibowitz eut un rôle déterminant dans l’élaboration de la Première Sonate qu’il encouragea grandement, même si Boulez lui-même, en vertu d’un désaccord à propos de Webern, ne le reconnut pas.
Avec Claude Helffer : une histoire du piano au XXe siècle pour sujet de thèse de musicologie et La naissance d’un compositeur, long entretien avec le compositeur, pour première parution [lire notre chronique de l’ouvrage], une propice spécialisation agit bien en amont de la présente publication de François Meïmoun, issue de la thèse de doctorat qu’il soutint à l’EHESS. Tout en dressant le tableau historique de sa genèse, il signe une analyse pénétrante de l’œuvre et prend, là encore, quelque distance avec ces illustres prédécesseurs sans nier leurs apports.
Suivis pas à pas, les étapes successives de la Première Sonate, sa maturation, ses renoncements et affirmations mènent au cœur de l’atelier boulézien où coexistent « des héritages stylistiques hétéroclites » – ainsi, par exemple, de l’usage du cluster qui fait l’objet d’un chapitre passionnant. Le concept bien pratique de tabula rasa qu’ont adopté la plupart des commentateurs ne satisfait pas Meïmoun qui, au contraire, révèle l’ambition de Boulez à intégrer les gestes pianistiques des Notations, la pensée rythmique de Messiaen et celle de Jolivet à la science sérielle via un puissant enrichissement de sa pensée percussive, fidèle à une « esthétisation de la violence » puisée dans la poétique d’Artaud autant que dans ses échanges avec René Char et André Souris. Lira-t-on, entendra-t-on de la même façon la Première Sonate après avoir pris connaissance de La construction du langage musical de Pierre Boulez ? Je ne le crois pas. Voilà donc un essai majeur qui développe considérablement la préhension de cette œuvre comme du phénomène-Boulez (pour ainsi dire).
BB