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François Paris
rencontre avec le directeur de MANCA
En se donnant pour thème L'œil à l'écoute, cette nouvelle édition du festival MANCA, inaugurée dans quelques jours à Nice, mêle volontiers musique à cinéma ou vidéo et entend peut-être susciter, explorer et interroger une proximité de différents médias artistiques. Se gardant de circonscrire l'horizon de ces dix jours de création (du 3 au 11 novembre 2005), elle invite le public à plusieurs rendez-vous avec jeunes compositeurs, chercheurs et nouveaux interprètes (Forum des étudiants, Neuromuse, Symphonie monoton et Icarus), tout en approfondissant une présence canadienne. Directeur général du CIRM et de MANCA, le compositeur François Paris présente son programme à nos lecteurs.
De l’entendre au voir ?
Considérant que pour un musicien, dire L'œil à l'écoute est presque un pléonasme – par exemple : n'importe quel compositeur qui écrit un quatuor à cordes est obligé de se représenter les instrumentistes pour choisir tel type d'attaque, etc., et travaille donc en permanence avec une imagination visuelle, au premier degré ou plus métaphorique –, que des notions comme le flux ou le reflux sont visuelles elles aussi, il paraîtra évident de pouvoir parler de musiques à voir ou de choses vues à entendre. J'ai donc tâché de construire la thématique d'une programmation L'œil à l'écoutesur plusieurs axes. D'abord, ce qui s'entend pour voir. À ce titre, An index of metals, l'opéra de Fausto Romitelli [lire notre chronique du 16 janvier 2005], substitue au livret classique tout ce qui se passe sur différents écrans, cet habillage vidéo dialoguant avec la musique, partant que celle-ci a engendré celle-là (et je m'en souviens parfaitement pour avoir suivi de près la genèse du projet avec le compositeur et les réalisateurs Paolo Pachini et Leonardo Romoli). Ensuite, le rapport de la musique aux arts plastiques. Quand Thierry Blondeau conçoit Pêle-mêle, il regarde les déambulations de Jean Tinguely qui fait bouger ses tableaux. On en observe l’évocation à travers la métaphore qui construit les mouvements de cette pièce, mais aussi des habitus propre à un art de la récupération (Marcel Duchamp, Robert Rauschenberg, etc.) que s'approprie le musicien, devenant chez lui bruits de pas ou sonneries de téléphone intégrés à sa musique. On est là dans un rapport de prédation d'idées vis-à-vis des arts plastiques. D'une manière totalement différente, c'est aussi le cas du concert que présentera le Quatuor Parisii : avec le Quatuor Op.10 de Debussy, seule pièce de répertoire inscrite à cette nouvelle édition, il touchera la lumière des impressionnistes, bien évidemment ; avec Different trains de Steve Reich – où l'auteur se souvient de voyages entre Los Angeles et New York lorsqu'il était enfant, alors qu'il aurait pu, en tant que juif, se trouver dans d'autres trains –, il croise également des images. On reste dans le cadre d'un concert classique… et pourtant !
Enfin, la Symphonie monoton d’Yves Klein [notre photo] : parler de monoton pour évoquer le monochrome rentre bien évidemment dans notre thématique. À ce projet, nous associons les élèves du conservatoire de Nice sous la direction de Philippe Arrii-Blachette qui fut conseiller musical de Klein au moment de la rédaction de l'œuvre. À cette époque (les années cinquante et soixante), contrairement à ce qui se passe de nos jours où sévit un incontestable manque de curiosité de chaque discipline artistique, les liens entre musiciens et plasticiens étaient très forts.
Du voir à l’entendre ?
Il y a un rapport avec l'instrumental. La Carte blanche à Daniel Charles, où Michaël Bach montrera l'archet courbe qui autorise au violoncelle des polyphonies qu'un archet traditionnel ne peut qu'ignorer (jeu sur quatre cordes, etc.) : pour le coup, il s'agit bien ici de voir pour entendre. Cet instrument bizarre, que le public appréhende forcément visuellement, a pour fonction de faire sonner différemment. La seconde partie du concert, avec Iégor Reznikoff [photo suivante] – le propre de son travail étant de chanter en se déplaçant à l'intérieur d'un édifice pour le mettre en résonance –, fera sonner une acoustique particulière : on est encore dans un rapport aux choses qu'on voit pour être entendues. Enfin, il y a les ciné-concerts, nous replongeant dans la tradition des films muets accompagnés. Avec La grève, le film d'Eisenstein (1924), on retrouvera Pierre Jodlowski – qui a réalisé un trio chez nous pour TM+, il y a quelques temps. On entendra également Traces II, une pièce pour récitant, alto et électronique que Martín Matalon a écrite pour Las Hurdes de Buñuel (1933) [lire notre chronique du 13 mars 2005] – on est également dans une continuité, puisque Traces I était une co-commande du CIRM et du Printemps des Arts de Monte Carlo. Enfin, À propos de Nice, œuvre que j'ai composée pour le film de Jean Vigo (1930), triple commande de l'ensemble Sillages, de l'Université de Montréal et de la Ville de Paris (à travers Musique nouvelle en liberté). Par ces projections, on entendra trois manières diverses d'aborder le rapport (dialogue, commentaire, paraphrase) entre un cinéma existant et une musique créée aujourd'hui pour lui. Le dernier aspect de cet éclairage se concentre sur les productions CIRM. C'est le cas de Play and destroy d’Atli Ingólfsson qui pourrait illustrer à lui seul tous ces pôles d'exploration de L'œil à l'écoute : il a demandé au plasticien italien Simone Bellotti de construire une œuvre dont la vocation serait d'être détruite ; le son de cette destruction sert de matériau de base au traitement électronique de la pièce avant la création de laquelle sera projeté le film de cette même destruction. On se sert donc du matériau de la destruction pour reconstruire.
L’édition 2005 s’articule également par trois rendez-vous incontournable…
En effet. D'abord le Forum des étudiants, qui ouvre le festival. J'ai toujours pensé que pour jouer les jeunes compositeurs, il fallait une organisation peut-être plus professionnelle encore que pour les artistes confirmés. Imaginons un exemple dans le monde instrumental : si l'on oublie de placer son pupitre à un jeune flûtiste qui donne une pièce en solo sur scène, il va sans doute poser la partition au sol, la jouer coûte que coûte, en prenant des risques inutiles ; à l'inverse, un grand nom de la flûte, dans cette même situation, fera éventuellement un scandale, en tout cas ne jouera certainement pas dans ces conditions, alors que le métier qu'il a accumulé lui permettrait sans doute de le faire plus confortablement. C'est la même chose pour les compositeurs : il convient d'apporter le plus grand soin à la manière dont on accompagnera leurs créations. Nous associant à la Villa Arson, une école nationale d'art, nous tentons de créer des rencontres, l'objet même de ce forum, pour favoriser la confrontation des expériences de jeunes créateurs venus d'horizons divers. Même s'il est prestigieux sur un CV de préciser qu'une de ces œuvres a été créée par un ensemble reconnu, le résultat au concert est rarement idéal. Je crois, par expérience, qu'il vaut nettement mieux associer compositeurs et instrumentistes partageant les mêmes motivations. Ce qui implique qu'il est préférable de demander à des musiciens des classes de conservatoires de jouer les œuvres des jeunes compositeurs en formation, tout simplement. C'est comme ça qu'on apprend, d’ailleurs !
Autre rendez-vous d’importance, notre projet Neuromuse. On peut considérer trois phases dans la technologie musicale. Il y eut d'abord le rapport avec la bande, dans les premières musiques mixtes, ce que j'appelle la phase play/stop : on envoyait la bande, l'instrumentiste tâchait d'y caler son jeu, avec ces prothèses terribles que furent les chronomètres, jusqu'à une fin mécanique. Ensuite est arrivé leTemps réel, développé à l'IRCAM, qu’on peut appeler phase oui/non. Par exemple, on dit à l'ordinateur « si je joue un mi, déclenche tel effet, telle séquence, etc. » ; l'ordinateur passe ensuite son temps à détecter les hauteurs par négation ou par affirmation, et lorsqu'il rencontre le mi en question, il intervient comme voulu. Je ne crois pas qu'on puisse se satisfaire de cela : même si l'on en n'est plus aujourd'hui à surveiller un chronomètre, même si l'on fragmente les interventions et qu'on gagne indéniablement en souplesse, ce fonctionnement reste inadapté à un discours musical. Que fait-il des notions de respiration, de phrasé, de couleurs, de fusion, etc. ? La direction de travail de notre projet tente modestement d'ouvrir les recherches précisément sur ces carences, espérant pouvoir entrer un jour dans une troisième phase, celle du peut-être : lorsqu'un violoniste joue une phrase et que la technologie doit intervenir, je rêverais qu'elle réponde différemment selon la salle dans lequel a lieu le concert, selon la vitesse dans laquelle s'est engagé l'interprète, etc., exactement comme un pianiste va répondre à une sollicitation d'un partenaire dans un contexte de musique de chambre, de manière toujours interprétative. Cette dimension-là demeure inexistante aujourd'hui, dans le domaine électronique. Nous espérons donc pouvoir pousser plus loin la notion de dialogue avec la machine, l'amener à donner des réponses pondérées.
Cela nécessite de lui apprendre à dialoguer, et d'aborder les notions d'intelligence artificielle, et d'approcher ce qu'on appelle les réseaux de neurones. La recherche est par définition difficilement communicable à un large public. Pourtant, nous avons à lui en rendre compte, puisque nous dépensons pour elle de l'argent public. Chaque année nous proposons une rencontre avec notre équipe de recherche, à laquelle s'adjoignent ou non des intervenants extérieurs. C'est un moyen de dire, tout simplement « voilà où nous en sommes, nous avons essayé ceci, cela, tel projet est valide aujourd'hui, cette machine fonctionne, on a participé à tel colloque scientifique, on a promu telle conférence, publié telle et telle choses » – un bilan de notre activité de chercheurs, au fond.
Pour finir, n'oublions pas le concert de l'ensemble Icarus qui créera des œuvres réalisées au CIRM : Anklang d'Alain Fourchotte, L'art de la sieste et autres plaisirs poétiques de l'été de José Manuel López López [notre photo] et Rimane de Martino Traversa, ainsi que 9 d'Emanuele Casale, une commande du CIRM réalisée dans d'autres studios et dont notre institution se fera l'interprète. C'est une chose très importante : si l'on prétend faire évoluer les choses sur le plan technologique, la collaboration permet de ne jamais se réfugier dans des certitudes. Avec Icarus, nous tentons de constituer un répertoire. C'est le grand problème de la musique contemporaine : le jour où l'on aura compris qu'au-delà du fait de jouer telle pièce, la part de l'interprétation est essentielle, au même titre que dans la musique ancienne, on aura beaucoup avancé.
Vous ne nous parlez pas d’une certaine présence canadienne qui se constate d’emblée en consultant la brochure…
Je ne l’oublie pas, bien sûr, mais elle se trouve tellement en amont de tout cela ! À propos de Nice est d’abord une commande franco-canadienne, l’ensemble Sillages diffusant l'œuvre en Europe et le Nouvel Ensemble Moderne de Montréal (NEM) en Amérique du Nord. Il me parut donc intéressant d'inviter Sillages à MANCA en le plaçant sous la direction du chef du NEM. J'aime beaucoup faire venir des compositeurs ou des interprètes dans des situations différentes. D'une certaine manière, c'est un cycle commencé l'an dernier : Lorraine Vaillancourt est venue dirigée l'Orchestre Philharmonique de Nice [lire notre chronique du 5 novembre 2004], cette année elle dirigera Sillages, puis nous la retrouverons l'an prochain à la tête de son ensemble canadien. Nous sommes d'ailleurs coutumiers du fait : L'Itinéraire est venu sur trois éditions en présentant des programmes complètement différents (en 2000, 2001 et 2002). De même Daniel Kawka dirigeait-il l'Orchestre Philharmonique de Nice en 2002, son Ensemble Orchestral Contemporain en 2003, donnant l’an dernier Pli selon pli dans le cadre de son projet Festival Philharmonique [lire notre chronique du 7 novembre 2004]. Il s'agit toujours d'offrir trois aspects d'une même personne.
Bon MANCA 2005, donc !
Merci.