Chroniques

par laurent bergnach

Francis Poulenc
œuvres pour deux pianos

1 CD Intégral Classic (2003)
INT 221.123
Francis Poulenc | œuvres pour deux pianos

On connaît la place du piano chez Poulenc (1899-1963), et aussi celle de ses œuvres pour deux pianos, ou piano à quatre mains. Il les a souvent enregistrées lui-même, avec son ami Jacques Février. Familier de ce genre de formation (il a gravé l'œuvre pour deux pianos de Brahms, des transcriptions de Ravel, etc.), le Duo Benzakoun nous livre son interprétation de six créations de Poulenc, avec pour défi de respecter deux principes incontournables : son goût du rythme précis et son sens de la mélodie.

Comme l'a justement remarqué Ernest Ansermet (La Revue romande, 1er octobre 1919), la Sonate pour piano à quatre mains (1918) marque la rencontre de Stravinsky et de l'esprit français – Chabrier, Satie, Ravel. Le dépouillement de l'ensemble, l'économie de moyens du Poulenc de dix-neuf ans méritaient bien d'être salués.

Réduction pour deux pianos du Concerto pour deux pianos et orchestre (1933) – commande jouée l'année précédente –, cette œuvre est surtout remarquable par son premier mouvement tripartite. Après un début nerveux (où l'on retrouve toute l'énergie de la version de Sylviane Deferne et Pascal Rogé, sous la direction de Charles Dutoit), le développement fait ressortir agréablement le côté russe de Poulenc avant de devenir nettement oriental dans la coda. Cette partie, réminiscence des gamelans balinais entendus à l'Exposition Coloniale de 1931, est tenu par le compositeur comme« une de ses meilleures réussites ». La délicatesse du jeu accentue l'étrangeté de cette juxtaposition avec ce qui précède et suit. « Je préfère Mozart à tous les autres musiciens », disait Poulenc, et l'Andante du deuxième mouvement est un hommage de plus à ce compositeur. Le Finale est vif, sans renoncer au velouté sonore.

L'Embarquement pour Cythère (1951) est tiré de Le voyage en Amérique, film d’Henri Lavorelle dont il a écrit la musique. Cette valse musette, est une « bombe-surprise » que les pianistes américains Arthur Gold et Robert Fizdale devaient jouer « avec beaucoup d'élégance », dans l'espoir de rappeler « Jules, Mimile, Toto de la Bastille et au public, je l'espère, simplement Paris ». C'est sans appuyer le côté klaxon de ce morceau typiquement poulencien que le duo respecte cette consigne.

« C'est la seule de mes œuvres où je pense avoir trouvé le moyen de magnifier une atmosphère banlieusarde qui m'est chère » disait Poulenc de sa cantate profane pour baryton et orchestre de chambre, inspirée de poèmes de Max Jacob, Le Bal Masqué, composée en 1932. On pourra entendre sur ce disque le Capriccio, transcription pour deux pianos du Finale (1952), qui se voulait « ahurissant et presque terrifiant ». Sans en faire trop, le Duo Benzakoun laisse la tension s'emparer peu à peu de cette œuvre Poulenc cent pour cent – où l'on remarque l'héritage du Satie de La Belle Excentrique...

Commandée par Gold et Fizdale à qui elle fut dédiée, la Sonate pour deux pianos (1953) est une œuvre de maturité. Le dialogue constant entre les deux pianos lui confère un équilibre certain, tout en échappant à l'académisme de la forme sonate. De toutes manières, nous sommes loin de la composition des années trente, et l'on commence à entendre le travail pour piano de Ligeti et Boulez... Elle comporte quatre mouvements : Prologueun véritable prologue », au lyrisme serein), Allegro moltoscherzo dont l'intérêt principal réside dans l'épisode médian, extraordinairement paisible »), Andante (le centre de l'œuvre, avec une grande pureté de lignes empruntée à sa propre musique chorale), Épilogue (plutôt une « récapitulation des trois autres mouvements » qu'un Finale traditionnel.) La mélancolie et la gravité de l'œuvre sont rendues avec beaucoup de clarté par nos deux interprètes.

Comme pour se moquer de son travail pour piano le plus abouti, Poulenc livre aux deux commanditaires américains cette Élégie pour deux pianos (1959), avec pour consigne de la jouer, « comme si on l'improvisait ». Et en prévision des critiques trop sérieux qui jugeraient – à raison – cette musique très ou trop facile, il prépare une réponse digne des Chansons Gaillardes : « je les emmerde ». Cet hommage à la Princesse de Polignac – dont on connaît l'influence sur la vie artistique du début de siècle –, noté « calme et mélancolique », est la dernière composition pour piano de Poulenc. Debussy n'est pas loin, et cette œuvre résonne légitimement comme le regard d'un homme en deuil sur ses jeunes années.

C'est donc avec beaucoup de talent que le Duo Benzakoun aborde l'œuvre pour deux pianos de Poulenc. Elle semble non pas dépoussiérée mais démaillotée, par un jeu clair et précis qui revisite cette musique française sans sécheresse ni moelleux excessifs.

LB