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Chroniques
Franck Bedrossian
œuvres variées
Comme ses contemporains Tōru Takemitsu, Fausto Romitelli, Philippe Manoury et Aurélien Dumont [lire nos chroniques d’And then I knew 'twas wind, The poppy in the cloud, Noon et Âpre Bryone], Franck Bedrossian s’est activement plongé dans la poésie d’Emily Dickinson (1830-1886). Pour lui, l’aventure commence avec une première œuvre, Epigram, confiée à la voix de Donatienne Michel-Dansac, il y aura bientôt dix ans ; à la tête de l'ensemble Contrechamps, Pierre-André Valade la met au monde à Genève, le 9 novembre 2010. Le projet s’étofferapidement, au moment de créer Epigram II (aux Wittener Tage für neue Kammermusik, le 9 mai 2014 ; Emilio Pomàrico dirige Klangforum Wien, en compagnie du même soprano), le compositeur annonçait un cycle en six parties dont l’exécution occuperait environ trois quarts d’heure. Finalement, Epigram, constitué de trois mouvements, est donné dans son intégralité à Witten, durant l’édition 2018 du même festival par les interprètes précédemment cités [lire notre chronique du 28 avril 2018]. Cinq poèmes habitent Epigram I, quand les deux suivants en comptent trois, d’inégales longueurs. Plutôt que de sélectionner au préalable les extraits choisis dans le vaste corpus de l’Étasunienne, Bedrossian a d’abord conçu sous influence, pour ainsi dire : la lecture fit naître la musique à partir de laquelle fut ensuite décidé, pendant l’écriture, d’associer ce poème-ci plutôt que celui-là. Puis des ponts s’organisèrent afin de lier les thèmes abordés.
C’est l’enregistrement du concert de Witten que livre ce CD Kairos. Au pupitre d’onze musiciens – flûte (+ flûtes alto et basse), deux clarinettes (+ clarinettes basse et contrebasse), cor, percussion, piano, harpe, deux violons, alto et violoncelle –, le chef italo-argentin mène une lecture tonique et sensible qui sert idéalement l’expressivité contrastée d’Epigram I dont les vers ont été puisés dans la production 1862-1865, la plus féconde. Entre attaques violentes, en bris cinglants, usage de la voix du chuchoté au cri, presque sans autre alternative si ce n’est la scansion lyrique emphatique, c’est dire peu du climat que de le dire tendu ! Aussitôt, l’œuvre se fait monodrame échevelé qui voyage dans les énigmes et l’humeur souvent chaotique de Dickinson. Par-dessus tout, c’est l’urgence qui s’impose, sans pourtant s’expliciter jamais. La souplesse – l’élasticité, même ! – de la chanteuse fait ici merveille, apportant en sus cette couleur particulière que notre oreille attache désormais à une certaine fantaisie. Ce bruissement instrumental de la forge intérieure aère ses déflagrations dans Epigram II dont la douloureuse raucité articule péniblement « I am alive – I guess » (Je vie – je suppose). La parole s’égrène dans les ocres d’une mesa mystérieuse, aura de bataille intime, pour ses poèmes de 1862, année difficile pour Dickinson qui attend ce mariage rêvé que tout son être refuse pourtant. L’intrigant mode déclamatoire ne se circonscrit point à la seule voix : c’est tout l’instrumentarium qui rugit énergiquement de questionnements furieux, d’aspirations contradictoires, peurs et désirs. Dans l’exhalaison d’un vrombissement prolongé, souterrain, quasi-larvaire, la petite voix suraiguë, comme épuisée, d’Epigram III – « We send the wave to find the wave… » (Nous envoyons la vague pour trouver la vague) – souffre et balbutie. En 1880, Emily Dickinson est isolée, prisonnière des rites étranges qu’elle-même imposa à ceux qui désiraient communiquer avec elle. Les dégâts de la glomérulonéphrite chronique l’étouffent : Bedrossian opte pour une articulation vocale laborieuse, entravée d’un à-fleur-de-peau bouleversant. La poésie n’est-elle pas autant tributaire de la maladie, empêchant l’élimination naturelle et empoisonnant l’organisme, que ladite maladie l’est d’un état mental toujours plus dévasté ? L’œuf, la poule, et ainsi de suite… nul ne sait.
Au CNSMD de Paris, quinze mois après l’avoir créée au festival Archipel (Genève, 21 mars 2010), Laurent et Rémi Durupt, qui en sont les dédicataires et qui forment le Duo Links, enregistraient Edges pour piano et percussion – encore verra-t-on quelque chose de barbare dans cette précision, Franck Bedrossian réalisant non sans génie une fusion sidérante des deux médiums en un seul instrument. D’abord encerclant et invasif, son timbre composé est soudain fait explosif à la faveur d’un épanchement bondissant. La richesse du travail sur la sonorité ne manque pas d’investir l’écoute, plus curieuse toujours d’incertitudes.
Le 16 octobre 2016, Alejo Pérez faisait naître Twist à la tête du SWR Sinfonieorchester, lors des Donaueschinger Musiktage [lire notre chronique]. La captation de cette première mondiale ouvre le présent CD. Il arrive à Bedrossian d’user de noms qui peuvent étonner dans le domaine de la musique savante – Charleston pour ensemble (2005), Bossa Nova pour accordéon (2008) [lire notre critique du CD de Fanny Vicens] ou encore Swing pour ensemble (2009) : autant de références en demi-sourire aux danses outre-atlantiques qui volontiers traversent le jazz. C’est une nouvelle fois à cet univers que le compositeur emprunte avec Twist pour orchestre et électronique (réalisation Ircam). En sus de l’envolée free des vents, dont l’éclat spécifique des cuivres qu’on pourrait croire psychédélique, l’œuvre convoque trois percussionnistes et une guitare électrique. Quant à l’accordéon, son utilisation vient parfaire l’oxydation des timbres, prolifique et impérieuse. Des trois opus ici gravés, celui-ci paraît le plus saturationiste, avec ses explorations diversement musclées. Encore y rencontre-t-on des souvenirs spectraux qui n’ont pas fini d’étonner.
BB