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Frank Bridge
Quatuors à cordes n°1 – n°3
Créé en 1988, et composé de Laurence Jackson et David Angel au violon, de Martin Outram à l'alto et de Michal Kaznowski au violoncelle, le Quatuor Maggini est familier de la musique anglaise, des univers d'Edward Elgar, de Benjamin Britten – dont il a gravé une intégrale pour Naxos – et de Frank Bridge dont il propose sur ce disque les Quatuors à cordes n°1 et n°3. Il donne une version à juste titre lyrique, volontiers sentimentale, du Quatuor en mi mineur n°1 « Bologna » que le compositeur écrivit en 1906 dans une fulgurance créatrice stupéfiante (à peine un mois de travail), pour concourir à une épreuve de l'Accademia Filarmonica de Bologne (d'où son surnom). L'œuvre remporta une mention d'honneur parmi soixante-sept partitions présentées. Bridge avait travaillé en si peu de temps qu'il avait envoyé la partition originale sans en faire de copie ; elle lui fut retournée deux ans et demi plus tard, ce qui explique que la création londonienne n'eut lieu qu'en 1909, par l'English String Quartet, dont Bridge était l'altiste (il se produisait parallèlement avec le Quatuor Joachim). Le musicien est encore sous l'influence de son admiration pour Johannes Brahms qui devait orienter son écriture jusqu'à la Fantaisie pour quatuor à cordes et piano de 1910, plus tourné vers Gabriel Fauré. Les quartettistes du Maggini proposent une lecture contrastée, soignant particulièrement le bel Adagio désolé (deuxième mouvement). La succession de trois tempi dans le quatrième mouvement est ici fort dramatique. À l'écoute, on reconnaît un certain œil humide anglais de l'époque marié à l'expressivité italienne.
Rappelons que Frank Bridge est né à Brighton en 1879, qu'il commença par étudier le violon avec son père, avant de suivre les leçons de Charles Stanford dans la classe de composition du Royal College of Music. Il se lança dans une carrière de chambriste, au violon au début, puis de plus en plus à l'alto, et s'adonna rapidement à la direction d'orchestre dans laquelle il excella. Les plus prestigieuses formations l'engageront, telles le London Philharmonic, le London Symphony Orchestra ou encore le Royal Convent Garden Orchestra, et il fut amené à diriger les principaux orchestres nord-américains. Il est convenu de diviser son œuvre en trois périodes : le postromantisme des premières années (jusqu'à la trentaine environ), riche en musique de chambre et héritier de Stanford et Delius ; cinq ans de période qu'on pourrait dire intermédiaire – ouverte par The Sea pour orchestre et s'achevant par le Quatuor n°2 – durant lesquels son style encore romantique utilise de plus en plus le chromatisme ; et enfin les années d'après-guerre, marquées par l'inquiétude de la polytonalité. Choqué à l’extrême par les désastres du premier conflit mondial, Bridge devait se taire entre 1917 et 1921. Il reprendra la plume en 1921 avec la Sonate pour piano d'une modernité inattendue, influencée par les travaux de l'École de Vienne.
Commandé par la mécène américaine Elizabeth Sprague Coolidge en 1926, le Quatuor à cordes n°3 illustre parfaitement cette résurrection. La maturité de Bridge y est flagrante, de même que la parenté de l'œuvre avec le langage de Berg et Bartók (le douze demi-tons sont constamment sollicités, et n'y figure aucune ligne doublée à l'octave). Dans la lettre de dédicace à sa commanditaire, il écrit : « ...que cette partition contienne le meilleur de moi-même, je n'en doute pas ». La première audition eut lieu à Vienne en 1927, avec le Quatuor Kolisch. Il ouvre la voie à de grandes partitions d'orchestre, telles la rhapsodie Enter Spring (1927), Phantasm pour piano et orchestre (1930), ou encore l'ouvertureRebus. Si Bridge se passionna pour une recherche différente de sa musique précédente, le public réserva un accueil plutôt froid à sa nouvelle manière, si bien que son élève Benjamin Britten dut beaucoup œuvrer après sa mort, en 1941, pour que les mélomanes finissent par s'habituer aux pièces de la fin. C'est dans cette voie que devait d'ailleurs s'orienter le jeune Britten qui lui rendrait hommage en 1937 par les Variations on a theme of Frank Bridge Op.10 [lire notre critique du CD]. Le Quatuor Maggini offre une interprétation tendue et énigmatique qui n'est pas sans rappeler Berg. L'Allegro energico est d'une déconcertante tonicité. Il signe là un grand disque (enregistré dans le Suffolk en juin 2002).
AB