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Chroniques
Franz Schreker
Die Gezeichneten | Les stigmatisés
Si l’on en croit son élève et ancienne maîtresse Alma Mahler, « Zemlinsky était un gnome hideux. Petit, pas de menton, édenté, empestant toujours le bistrot, mal lavé… ». Et il faut bien la croire puisque l’intéressé lui-même, à l’été 1911, demande à Franz Schreker de lui concevoir un livret contant « la tragédie du laid ». Déconcerté mais aguerri à cet exercice – à part Flammen (1902), son premier ouvrage lyrique reposant sur les mots de Dora Leen, il avait écrit (et écrirait encore) le texte de tous ses opéras –, le compositeur de Christophorus [lire notre critique du CD] s’empare de la commande mais se prend au jeu au point qu’il lui devient vite intolérable d’en laisser la composition à un autre. Compréhensif, Zemlinsky renonce au projet, et c’est donc un ouvrage de Schreker qui voit le jour à Francfort, le 25 avril 1918, sous le nom de Die Gezeichneten – plus que Les maudits ou Les stigmatisés, certains conseillent de traduire par Les dessinés ou encore Les marqués, ces deux derniers termes soulignant l’évocation de la peinture et du destin présente dans l’ouvrage.
Dans la Gênes du XVIe siècle, le difforme Alviano Salvago possède une île paradisiaque sur laquelle il hésite à s’aventurer mais que ses amis aristocrates utilisent sans vergogne pour des orgies débridées avec des jeunes filles de bourgeois. L’un d’eux est aux antipodes du bossu : le comte Andrea Vitelozzo Tamare, qui jouit de la vie en séducteur impénitent. D’abord tournée vers le premier dont elle désire peindre l’âme, la jeune et belle Carlotta Nardi, fille du podestat et artiste, s’enflamme pour la virilité du second. Ce jeu d’attirance-répulsion ne finira pas sans drame, bien évidemment…
« Le syndrome d’une société en pleine dissolution, l’absence de repères de l’homme moderne sont au cœur de la création de Schreker, et notre temps est, lui aussi, de plus en plus en proie à des angoisses existentielles. » Avec sa production salzbourgeoise de 2005 [lire notre chronique du 4 août 2005], c’est peu dire que Nikolaus Lehnhoff fait preuve de talent pour rendre lisible les confrontations en présence : amour et instinct, art et nature, Renaissance et décadence, etc. Une immense statue de femme brisée parfaitement intégrée au cadre difficile du Manège des rochers (Felsenreitschule), des costumes évoquant un libertinage précieux, enfin une solide direction d’acteurs lui suffisent quand tant d’autres trahissent le propos par l’excès [lire notre chronique du 18 avril 2004].
Malgré quelques notes tendues ou fausses ici et là, Robert Brubaker (Salvago), Michael Volle (Tamare), Anne Schwanewilms (Carlotta), Robert Hale (Adorno) et Wolfgang Schöne (Nardi) incarnent brillamment leur personnag et savent émouvoir à tour de rôle. Enfin, félicitons Kent Nagano de servir au mieux cette musique intrigante, aux accents debussystes et pucciniens parfois, dans sa ligne générale comme dans le détail, ainsi qu’un Deutsches Sinfonieorchester Berlin tout scintillant de moires fascinantes.
LB