Chroniques

par laurent bergnach

Franz Schreker
Irrelohe

1 coffret 3 CD MDG (2011)
937 1687-6
Franz Schreker | Irrelohe

Au printemps 1919, Franz Schreker (1878-1934) est chef du Chœur de la Philharmonie de Vienne qu’il a fondé, professeur de théorie et de composition à l’Académie, mais surtout un compositeur qui connaît de beaux succès avec ses opéras Der Ferne Klang (Le son lointain, 1912) et Die Gezeichneten (Les stigmatisés, 1918) [lire nos chroniques du 18 avril 2004 et du 4 août 2005]. Der Schatzgräber (Le chercheur de trésors), son troisième ouvrage lyrique [lire notre chronique du 7 mars 2004], est à peine achevé que déjà le futur compositeur de Christophorus oder Die Vision einer Oper [lire notre critique du CD] part « à la recherche de nouveaux sujets poétiques ». Un voyage ferroviaire entre Dresde et Nuremberg, ayant pour étape la ville d’Irrenlohe – et non Irrelohe, auquel l’imaginaire s’accroche –, lui offre l’occasion d’une intrigue digne d’un roman noir (crime impuni, vengeance tenace, rivalité amoureuse, etc.), comme il le raconte par la suite :

« Le train s’arrêta. Je crus entendre le contrôleur crier Irrelohe. Très distinctement. Je regardai dehors et pus déchiffrer le nom de la localité inscrit sur la façade de la gare : ce nom était bien Irrelohe. Je compris tout de suite que ce nom, sur l’origine duquel je n’eus pas envie de me renseigner car elle était certainement des plus prosaïques, portait en lui le germe d’un poème. Et c’est le nom que porte l’opéra auquel je travaille actuellement. Le livret fut écrit en trois jours : Irrelohe – les flammes de la démence ! [irre (fou), Lohe (flamme)] »

Le château d’Irrelohe abrite une dynastie maudite, dont tous les mâles sont condamnés à abuser un jour d’une jeune vierge du peuple. Par Christobald, l’ancien fiancé de sa mère Lola (l’aubergiste du village), Peter découvre ses origines : il est né d’un viol demeuré impuni, perpétré par le vieux comte du château. À la souffrance de cet héritage malsain s’ajoute celle de voir le jeune comte Heinrich tourner autour de sa fiancée Eva. L’acte médian apporte d’autres révélations : alors qu’Heinrich s’isole pour ne pas transgresser les lois sociales, Eva s’avoue plus attirée par lui que par le bâtard taciturne, tandis que Christobald apparaît comme l’incendiaire qui sévit dans la région depuis trente ans. Rendu fou par le mariage d’Eva avec son rival, Peter meurt étranglé par son demi-frère tandis que le château devient la nouvelle cible de Christobald.

Créé le 27 mars 1924 à Cologne, Irrelohe est enregistré ici durant plusieurs soirées de novembre 2010, au Theater Bonn. Face à Daniela Denschlag (Lola), mezzo qui ne manque pas d’ampleur, Mark Morouse (Peter) se montre un baryton vaillant et stable, poignant dans les appels à l’aide à sa mère qui seule peut le libérer du tourment – « frei werden, frei, von all diesen Sorgen. Hilf mir, Mutter, hilf mir doch ! » – comme dans son abattement lors de la révélation – « Entsetzlich ! Entsetzlich ! » (Horrible !). Bien qu’il incarne un homme âgé rongé par la rancœur, Mark Rosenthal (Christobald) présente un ténor clair, chaud et juvénile, tandis que Roman Sadnik (Heinrich) s’avère un Heldentenor caractéristique. Quant à elle, Ingeborg Greiner (Eva) impose vivacité et présence, incisive ou tendre selon ses prétendants.

Comme de coutume, le cadre villageois de l’opéra fait intervenir une foule de rôles mineurs, très largement distribués à des basses : Martin Tzonev (Der Förster / Forestier), Boris Beletskiy (Der Pfarrer / Curé), Johannes Marx (Der Müller / Meunier) ou encore les complices incendiaires déguisés en musiciens ambulants qu’incarnent Piotr Micinski (Strahlbusch) et Ramaz Chikviladze (Ratzekahl).

En fosse avec le Beethoven Orchester Bonn, Stefan Blunier se montre dès l’Ouverture souple et nuancé, tendre et sensuel, annonçant une œuvre à l’onctuosité persillée de dissonances typique de Schreker – lequel hérite de Wagner, côtoie Mahler, Debussy et Puccini tout en annonçant Chostakovitch (début de l’Acte III). Signalons enfin que ce coffret précieux propose le livret en allemand seul d’une histoire résumée (en détails) en français.

LB