Chroniques

par bertrand bolognesi

Franz Schreker
Der Schatzgräber | Le chercheur de trésor

1 coffret 2 SACD Challenge Records (2013)
CC 72591

Au lendemain de la Grande Guerre, c’est un immense succès que rencontrent les opéras de Franz Schreker. Tandis qu’est créé Die Gezeichneten à Francfort, en avril 1918 [lire notre critique du DVD et nos chroniques du 27 avril 2013 et du 18 avril 2004], bientôt repris par près de vingt maisons, on rejoue Der ferne Klang (1910) à Brême et à Prague [lire notre critique du CD]. Le 21 janvier 1920, la scène de la cité hessoise accueille la première du sixième ouvrage lyrique de Schreker, Der Schatzgräber, dont la facture renoue avec les pratiques du passé, jusqu’alors bousculées par le musicien. Qu’à cela ne tienne, ce Chercheur de trésor fit l’unanimité, au point qu’une quinzaine de théâtres l’investit durant les deux saisons suivantes ! En quatre actes précédés d’un prologue et suivis d’un Nachspiel, ce conte, situé par le livret dans la période médiévale, explore nettement moins de mystères sonores que les œuvres précitées, et c’est à peine si l’on reconnait la moire schrekérienne dans le miroitement des joyaux évoqués. De fait, Der Schatzgräber semble déjà marquer la fin d’une manière, tournant la page vers un avenir moins novateur que jalonnent Irrelohe [lire notre critique du CD], Christophorus oder Die Vision einer Oper [lire notre critique du CD] et Der Schmied von Gent (respectivement 1922, 1929 et 1932).

Il y a deux ans et demi, nous voyions pour la seconde fois une mise en scène de cet opéra, un travail qui n’avait guère retenu notre approbation [lire notre chronique du 15 septembre 2012]. Grâce à cet enregistrement live effectué à Amsterdam, nous retrouvons l’équipe musicale de cette production, ici débarrassée de ce qui, en temps normal, devrait s’avérer un atout dans l’approche d’une œuvre. Étrangement, le rendu des voix ne semblera pas optimal, au regard du souvenir qu’on gardait de cette soirée. La notice indique que les prises de son ont eu lieu à partir du 30 septembre puis à la mi-octobre, ce qui peut donner à penser que certains chanteurs ont été plus vaillants sur les premières dates.

En résulte un sentiment de grande inégalité du plateau vocal. Mattijs van der Woerd campe un Écuyer à l’aigu cuivré mais au grave éteint, toutefois moins gênant que les Greffier et Scribe d’Alasdair Elliott, nasillard et trop peu stable. Andrew Greenan n’est pas concluant en Aubergiste, sourdement impacté et pas souvent sûr de son intonation. Enfin, le Roi de Tijl Faveyts demeure terne, comme si la voix manquait du corps nécessaire, à l’inverse de la bonne impression qu’il laissait en scène (une voix non-phonogénique, peut-être). Mais sept rôles bénéficient d’incarnations satisfaisantes, ce qui dépasse largement la moyenne de cette distribution.

Si le Soldat de Peter Arink s’avère sainement projeté, le Bourgmestre de Kurt Gysen frappe d’un impact puissant, à la couleur mâle, égale dans chaque intervention. De même les Hérault et Comte s’imposent-ils par la voix bien posée de l’efficace André Morsch qui conjugue saine autorité et onctuosité calme. À la fois clair et vaillant, Gordon Gietz est un Albi idéal. D’une ligne souple, toujours exactement menée, Kay Stiefermann éclaire d’un éclat luxueux la partie du Prévôt. Enfin, le couple vedette… après des premiers pas à la diction un rien embrumée, Manuela Uhl précise assez rapidement ses moyens, bientôt nettement assurés (à partir de la neuvième scène). L’Acte II révèle un soprano lyrique de grand format, à l’onctuosité séduisante et à l’expressivité nuancée, à l’œuvre dans ce rôle écrasant. D’abord prudent, l’Elis de Raymond Very prend définitivement ses marques dans le troisième acte, vaste hymne amoureux – on aimerait plus suave, plus flamboyant, aussi… mais la balade Am Ilsenstein sera tout de même exquisément tendre.

Par nature personnage à part, le Bouffon est écrit en tension continuelle, sans intention d’en faire autre chose qu’un stéréotype de fou disgracieux. Graham Clark s’y montre incisif et turbulent, loin des critères qui habituellement font apprécier une prestation vocale. En fait, il est tout simplement parfait, malgré (ou grâce à) l’enrouement du Nachspiel final, dans la fausse paix d’un Amen terrible. Schreker fut chef de chœur, ce qui s’entend dans les passages de Der Schatzgräber qui le convoquent. Préparé par Alan Woodbridge, le Koor van De Nederlandse Opera rend fidèlement compte de l’inquiétant grouillement de foule voulu par le compositeur (les moines, le peuple).

À la tête de son Nederlands Filharmonisch Orkest, Marc Albrecht cisèle une lecture soyeuse qui prend grand soin de l’équilibre avec les voix, sans déroger au ton épique qui traverse cet opus. On goûte la ferme assise des cuivres, la robustesse des cordes, des traits solistiques irréprochables, le fin suspens du Lied d’Elis (Acte I, Scène 6), comme la jubilation dramatique qui clôt le I, la douce saveur tchaïkovskienne du Vorspiel du II, dont adroitement le chef élève l’élan mahlérien. Le relief du III se fait, quant à lui, presque puccinien, à la manière des passages amoureux chez Korngold (dont la tote Stadt est strictement contemporaine, d’ailleurs). Loin d’être insuffisante, cette interprétation ne détourne cependant pas de celle de 1989, récemment rééditée, qui s’orne d’un oliban bien plus riche [lire notre critique du CD].

BB