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Chroniques
Franz Schreker
Die Gezeichneten | Les stigmatisés
Depuis de longues années le chef étatsunien James Conlon s’est attelé à faire redécouvrir les œuvres de musiciens devenus injustement rares. Outre la musique de Schulhoff, de Křenek, et de Korngold, on lui doit l’impressionnante renaissance de celle de Zemlinsky, qu’il a menée à travers une kyrielle d’enregistrements – réalisés à la tête du Gürzenich Orchester Köln (EMI) – et par sa présence dans la fosse de nombreuses maisons – à l’Opéra national de Paris, c’est précisément lui qui fit connaître aux Français Der Zwerg, il y près de deux décennies. Aussi poursuit-il la mission qu’il s’est donnée en portant au LA Opera (Opéra de Los Angeles) Die Gezeichneten (1916), le plus célèbre des ouvrages lyriques de Franz Schreker, dont la première sur notre sol n’aura cependant lieu que dans quelques jours (13 mars 2015, à l’Opéra national de Lyon). La captation live des représentations californiennes d’avril 2010 est désormais disponible chez Bridge Records, une version qui vient s’ajouter aux gravures de Winfried Zillig, Gerd Albrecht et Lothar Zagrosek.
Sous la battue parfois un rien trop lourde de Conlon, on goûte d’emblée la sinuosité du thème qui traversera les trois actes. Omniprésente dans cet opus, la moire schrekérienne demeure plutôt discrète, en tout cas durant le premier acte, peut-être pour en mieux magnifier l’effet plus tard. En revanche, les passages épiques, qu’on dira « de cape et d’épée », fonctionne efficacement. Ce qu’il faut d’emphase un peu kitsch vient caresser l’interprétation, près de deux décennies avant qu’Hollywood s’orne des débraillés de Korngold qui feront alors figures d’héritiers de cette veine. Mais l’élan si particulier de Schreker et le surprenant travail des timbres, miroitement étrange, mêle tant Puccini que Debussy, dans une facture volontiers mahlérienne (le premier interlude du I, par exemple), ce que ne manque pas de souligner cette lecture, à maintes reprises. Saluons la bonne santé du LA Opera Orchestra, notamment ses bois délicats et ses cuivres précis. L’écriture instrumentale vient suggérer ce que les répliques ne disent pas : en cela, cette interprétation dispenserait presque de mise en scène.
Surtout, c’est par l’unité remarquable de sa distribution vocale que frappe cette nouvelle mouture. Cette fable noire compte près d’une trentaine de rôles, dont certains ne font qu’une brève apparition, sans qu’aucune voix ne vienne véritablement ternir le résultat. Aussi n’hésitons-nous pas à applaudir Danielle Walker, Jeune fille à l’inflexion aussi fraîche qu’il convient, à l’instar de l’émouvante Ginevra de Valerie Vinzant, mais encore le timbre rond et le chant sûr d’Erica Brookhyser (Mère) et la présence enveloppante de Ronnita Nicole Miller en Martuccia. Enfin, le plateau féminin est couronné par Anja Kampe, dont marquèrent les excellentes Sieglinde, par exemple (Die Walküre). Sa Carlotta à peine distante sur ses premières mesures bénéficie d’une couleur plus chatoyante au fil de l’action. Le style est soigné, faisant l’écriture du personnage, dans une ligne toujours parfaitement menée. Tour à tour hautaine, enjôleuse, emportée, exaltée, fragile, la proie du désir mais aussi en révolte absolue, l’expressivité de son interprétation ne fait pas l’ombre d’un doute – la souplesse et l’inspiration indicible du Lied Ah, welche Nacht (Acte III, Scène 11) !
L’armada masculine a tout aussi bonne mine. Citons Robert MacNeil et Kenneth Kellogg (Bourgeois), le solide Père de Matthew Moore, le clair Jeune homme d’Hak Soo Kim, le Sénateur de Craig Colclough, le teint persifleur à l’émission précisément sertie de Keith Jameson (Pietro), le robuste baryton Hyung Yun en Michelotto, le luxueux potentiel de la jeune basse Ben Wager en Julian très phonogénique et chant élégant de Beau Gibson, Menaldo à l’aigu flamboyant. Le quatuor de tête n’est pas en reste, loin s’en faut. James Johnson campe un Adorno bien projeté et crédible, quoiqu’un peu fatigué. À soixante-dix ans, Wolfgang Schöne fait encore impression en Nardi, bien qu’un enrouement vienne heurter son deuxième acte. On retrouve avec plaisir Martin Gantner en Tamare qu’il sert d’un haut-médium richement cuivré, d’un lyrisme débordant, frénétique même ; indéniablement, le baryton possède la voix du rôle.
Comme au Salzburger Festspiele cinq ans plus tôt [lire notre chronique du 4 août 2005], l’éprouvant Alviano est ici chanté par l’attachant Robert Brubaker, vaillant, sûr, évident, avec des registres idéalement nourris et une palette expressive endurante. La suavité de ses duos amoureux ne le cède qu’à la rage qui le mène au meurtre, puis à l’égarement ultime, bouleversant. Le Chœur « maison » se fait entendre au III, dans la reprise savamment brouillée du Lied de Carlotta, puis dans des passages d’angoisse et de vindicte populaire tout à fait probants.
BB