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Chroniques
Franz Schubert
Winterreise
Il y a un peu plus d’un an, par un article enthousiaste nous saluions le baryton Thomas Bauer à la suite d’un récital remarquable donné à Dijon où, avec le pianofortiste Jos van Immerseel, il honorait comme personne le Winterreise de Schubert [lire notre chronique du 22 janvier 2010]. Quelques six mois plus tôt, ces protagonistes exceptionnels avaient enregistré le cycle, au Concertgebouw de Bruges. L’impression laissée à l’hiver 2010 se confirme favorablement à l’écoute de ce CD que – annonçons-le d’emblée – notre rédaction s’empresse de distinguer d’une Anaclase ! dont s’impose aisément l’évidence.
Comme au concert, et peut-être même plus précisément encore, le chanteur-diseur révèle Winterreise et les poèmes de Wilhelm Müller. Non content de s’en approcher par la partition seule, l’artiste s’est aussi penché sérieusement sur le poète, sur les circonstances menant sa muse au sombre génie qui s’exprime là. Cette belle discipline fait penser à celle que préconisait Chaliapine dans ses mémoires (in Ma vie, Albin Michel, 1932), véritable méthode pour aborder un rôle, à travers les imaginaires du librettiste et du compositeur, bien sûr, mais encore, s’il s’agit de personnages historiques, à l’aide de recherches précises aptes à confronter la volonté de ces derniers à la réalité, voire aux incertitudes où elle peut tenir les historiens eux-mêmes. De même est-ce en toute connaissance de cause que Thomas Bauer s’empare des vingt-quatre poèmes mis en musique par Schubert en 1827, comme en témoigne le texte introductif qu’il signe ici, passionnant et concis.
De là, sans doute, en sus d’une sensibilité rare, la parfaite intimité avec laquelle il se love dans les dangers d’un quasi monodrame de Lieder. L’on sait comme Jos van Immerseel s’arme d’exactitude en pénétrant la facture d’un compositeur et d’une époque, comme le démontrait encore récemment sa prestation dans des œuvres de Wagner et de Liszt [lire notre chronique du 4 février 2011]. Les qualités de l’un, de l’autre et d’un troisième fait de la rencontre des deux, autrement dénommé « interprétation », élèvera d’autant plus l’auditeur de ce disque. La couleur particulière du pianoforte (Christopher Clarke, 1988, fac-similé Anton Walter, Vienne), souvent proche du luth ou de la plus populaire guitare, voire de la harpe, du tympanon, de l’harmonica de verre et, bien sûr, du clavecin, mais encore de l’articulation du texte, de la phonation humaine elle-même, déploie un éventail expressif insoupçonné, volontiers frémissant, tout à son avantage dans la conjugaison des affects comme dans celle des figuralismes (le bruissement solaire à travers les branches gelées, au début d’Erstarrung, par exemple). Et, à l’écouter attentivement, voilà l’œuvre de Schubert replacée dans l’héritage d’un Weckmann comme dans la prémonition d’un Liszt, mais encore de Mahler et de Weill – mais si !
Souple, mettant à sa disposition des trésors de nuance et une riche force d’évocation, la voix de Thomas Bauer se fait tour à tour velours poli par le temps (Gute Nacht), joyaux volubile (Die Wetterfahne), révolte pudique (Gefror’ne Tränen), urgence haletante (Erstarrung), suspension nauséeuse (Der Lindenbaum), délicate (Wasserflut) et soudainement véhémente (incroyable « Wehe » de ce Lied, conclu dans un chuchotement). Ce serait peu de dire que les climats de l’œuvre sont souverainement rendus ou que la voix pénètre chaque phrase d’intelligence. Au lyrisme contenu d’Auf dem Fluße, bientôt effervescent jusqu’au frisson (à considérer comme quintessence du romantisme), succède la brûlure nostalgique de Rückblick, la noirceur désertique d’Irrlicht et brutale de Rast, puis le bout-des-lèvres halluciné de Frühlingstraum (âpre chant du coq sur le gentil rouet dérisoire…).
Faut-il ici détailler vraiment les coassements parlando d’une Corneille (Die Krähe), osés, les inquiétudes freudiennes de Der Wegweiter ou la tendresse narquoise d’Im Dorfe ? Il suffira que vous l’écoutiez.
BB