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Chroniques
Franz Schubert
Wanderer Fantasie D769 – Impromptus D935 et D899
Jouer la musique de Schubert sur pianoforte ne relève assurément plus de la curiosité, mais bien plutôt d’une volonté d’authenticité qui anime désormais non seulement la sphère baroque mais encore l’interprétation romantique dont elle renouvelle avantageusement l’écoute. Dans le sillage des Paul Badura-Skoda, Jos van Immerseel, Andreas Staier et surtout Alexeï Lubimov, Viviana Sofronitski fait redécouvrir la richesse d’un répertoire dont l’interprétation sur instruments modernes ne rendait guère compte. Pour l’occasion, elle convoque l’une des pièces maîtresses de sa collection personnelle de copies de pianoforte historiques, celle d’un Conrad Graf de 1819 (moderator, double moderator, pédales de prolongement et una corda ; noyer marqueté, vernis au tampon, monté sur pieds à chapiteaux avec lyre sculptée) réalisée par le facteur étatsunien Paul McNulty, un magicien dont les claviéristes pratiquent assidument les trésors (Kristian Bezuidenhout, Ronald Brautigam, Robert Levin, entre autres).
Dès les premiers pas de la Wanderer Fantasie D760 s’imposent présence et couleurs, bien sûr, et principalement un perlé qui fait sens. Dans la précieuse unité d’inflexion du jeu, une folle rêverie s’échappe de l’attachante miniature Biedermeier. L’exécution du premier Allegro est à la fois vive, inspirée et vigoureuse, laissant sonner le souvenir admiratif de Beethoven qu’elle conjugue à une introspection plus forte encore que tout ce que le mouvement peut avoir de violemment exprimé, par-delà des aspects aimablement joueurs. L’harmonie se trouve miraculeusement mise en valeur dans l’Adagio dont le Lied, subtilement entonné, est plus évident que jamais. La hargne du Presto prend une allure d’invitation désespérée à la danse, libre – férocement libre, même ! – dont la contradiction centrale revêt un caractère de dérisoire rémission. La fugue très structurée du dernier épisode révèle une harmonie nauséeuse sous ses doigts et sur cet instrument ; la pratique s’en fait quasiment idée fixe. Le final brillant perd ses allures de convention stylistique et montre une perspective infinie.
La production schubertienne inverse curieusement ses proportions ; ainsi ne verra-t-on pas dans la « sonate » le plat de résistance de ce menu mais bien plutôt l’introduction à huit Impromptus formant suite. Mobile, le tactus du D935 n°1 se soumet à l’expressivité du récitatif, tandis que le thème est respiré dans une discrète régularité. Les fontes timbriques sont tout simplement fascinantes, tandis que la modulation gagne un naturel qui, comme au cœur de l’inspiration ou d’un premier jet infaillible, n’a que faire d’intellections biscornues. L’écho obstiné de l’extinction conclusive n’en est que plus nostalgique. L’Impromptu en la bémol majeur D935 n°2 contraste fermement sa « chanson » – giration de type Spinnrade ici parfaitement ciselée – dans un dépouillement un rien mouillé. Élégant, le n°3 chante tranquillement, laissant l’ornement raconter juste ce qu’il doit, dans une grâce indicible. Le cœur oxyde le matériau vers un spleen gracile que dessine une accentuation raffinée. Pleine d’esprit, la « danse hongroise » qui ferme la série gagne un nerf totalement maîtrisé dont la nuance est savamment conduite ; la profonde mélancolie du dernier moment mène à une crudité déchirante, sans appel.
À l’impératif de l’accord résonnant de l’Impromptu en ut mineur D899 n°1 succède la délicate ténuité de l’énoncé thématique, dans un respect scrupuleux des indications de frappes. Un feutre tendre enveloppe l’ostinato de triolets, sans affèterie, mais encore des échanges de registres littéralement vocaux. Le glissement en doubles-croches s’effectue dans une remarquable fluidité, toute intériorité. Puis du nerf, encore, de l’apnée, presque, traversent tragiquement l’attache intime de caractère hongrois – boucle infernale dont la simplicité finale glace les sangs. L’obsession habite plus encore les exquis perlés du n°2 qui, violemment contrasté, ne concède rien à une certaine tradition qui a « blanchi » Schubert ; les aspérités d’une expressivité drue sont au rendez-vous, fièrement fidèles à la partition. Après un Impromptu D899 n°3 humide, l’ultime opère d’abord en grand secret, puis s’engage dans une danse fébrile. Le deuxième thème s’élève dans une irrésistible brisure de l’âme, intrusif comme les célèbres interprétations du père de Viviana Sofronitski, l’illustre Vladimir. Le drame est sans issue, d’une dimension explosive, doté d’un « pont » (avant la reprise) au raffinement maladif – un enregistrement incomparablement cristallin dont l’écoute ne laisse pas indemne.
BB