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Chroniques
Franz Schubert
Fantaisie D940 – Allegro D947 – Sonate D812
Deux pianistes nés il y a tout juste vingt ans enregistrait à l’atelier Cortambert de la Fondation Singer-Polignac, en été 2012, trois opus conçus pour piano à quatre mains par Franz Schubert pendant les dernières années de sa courte existence. Ils s’appellent Guillaume Bellom et Ismaël Margain. Le premier a commencé ses études musicales à Besançon avant d’être admis au CNSM de Paris en 2009 ; il est également violoniste. Le second fit ses classes à Limoges, puis gagna lui aussi l’institution de la Porte de Pantin ; encore joue-t-il saxophone et flûte. Est-ce la fréquentation d’autres instruments que le « grand crocodile » solitaire qui nourrit la riche palette expressive de ces jeunes gens ? C’est en tout cas ce que leur disque donne à penser.
L’ainée des pièces au programme est la Sonate en ut majeur « Grand Duo » D812 composée en 1824. Elle s’ouvre ici dans une saine simplicité d’exposition, l’Allegro moderato contrastant bientôt une tourmente autrement bouillonnante, à la crudité parfois presque osée. Au chant d’alors s’élever dans une fragile dignité, bientôt las et même susceptible dans la reprise qui gagne une aura particulière, comme désireuse de sortir du cadre – en vain. L’intrigue du final témoigne d’une inspiration complice des musiciens, dont la « tête s’ouvre » sous la paisible lumière du Lied suivant (Andante). Les froncements de sourcils se modèrent, sans dépense tragique, à la faveur d’une marche élégante où l’harmonie quasi chorale du thème est mise en valeur. Dans un frémissement jubilatoire, le Scherzo sonne peut-être un peu trop robuste. Ce choix préfère à la fièvre schubertienne le bondissement beethovénien, évident dans le da capo rondement mené – une option parfaitement défendable – ; le Trio demeure moelleux, tendre même, souterrain. Après l’accord impératif en appel (façon Impromptu Op.90 n°1), la vélocité digressive de l’Allegro conclusif est éblouissante. Les pianistes redisent le chant en l’appuyant un rien, dans articulation disloquée qui lui confère une étrangeté indicible, mi-figue mi-raisin quant à l’humeur, déjouant par avance la méchante fanfaronnade finale.
À cette exécution sensible répond une version de belle tenue de la fameuse Fantaisie en fa mineur D940 de 1828. Plus encore que dans la sonate se fait entendre cette précarité particulière du piano à quatre mains, non le désaccord obligé du deux-pianos mais une légère saturation de la table qui crée une sonorité délicatement maladroite, comme un peu fêlée – « craquante », en fait. Cette qualité n’échappa guère à István Szabó dans son A napffény ize dont la nostalgie gagnait avec cette musique une puissante allant de soi (par-delà l’éventuel clin d’œil de recourir à une œuvre dédiée à la fille du comte Esterházy). Ismaël Margain et Guillaume Bellom livrent une lecture tendre au velouté inouï. Jamais l’aigu n’est heurté, alors que c’est précisément ce que révèle redoutable l’ambitus du quatre-mains. Sans complaisance, l’interprétation avance d’un pas fluide, parfois à peine haletant, sur une accentuation volontiers véhémente de la dynamique – ces fins de phrases désespérément aboyées !... L’onctuosité discrète de la modulation majeure est vite contrariée par le fugato obsessionnel, la colère noire puis le dépouillement tragique de la dernière séquence, sans rubato suranné.
Quant à l’Allegro en la mineur « Lebenstürme » D947 (également 1828), son Ouverture l’annonce dru et hautain, avant une sorte de course molle dont nos pianistes soulignent hardiment le vertige ornemental. Les nuances bénéficient d’une inventivité aux aguets, de la troublante quiétude de l’îlot choral aux velléités héroïques – elles sont rares chez Schubert – et une fin qu’ils distillent en demi-teintes. À la sensibilité de leur approche, Bellom et Margain conjuguent une admirable fraîcheur de ton qui vaut bien qu’on vous recommande chaleureusement cette galette !
BB