Chroniques

par pierre brévignon

Franz Schubert
quatuors D804 « Rosamunde » – D810 « Der Tod und das Mädchen »

1 CD Ricercar (2008)
RIC 272
Franz Schubert | quatuors D804 – D810

Contrairement aux interprètes dans le livret de ce CD, on ne s'étendra pas sur la nécessité d'enregistrer une nouvelle fois ces deux chefs-d'œuvre de la musique de chambre que sont les treizième et quatorzième quatuors de Franz Schubert. La réponse, en somme, figure dans la question, et l'on sait gré aux membres du quatuor Terpsycordes, fondé voilà dix ans au sortir du Conservatoire de Genève, d'avoir attendu d'atteindre une certaine maturité artistique pour se lancer à l'assaut de ces deux sommets ô combien intimidants du répertoire chambriste, déjà pris d'assaut (et conquis) par de prestigieux aînés nommés Berg, Italiano, Juilliard, Melos, Pražák, Takács ou Talich.

Cette version se démarque d'emblée des lectures antérieures dans le choix de jouer ces deux partitions de 1824 sur instruments d'époque, en l'occurrence un quatuor de la dynastie Vuillaume avec cordes en boyau et archets classiques inspirés des facteurs anglais de la fin du XVIIIe siècle. Dans ce registre expérimental, le seul ensemble à avoir tenté l'aventure reste, à notre connaissance, le quatuor Mosaïques – auprès duquel les Terpsycordes se sont d'ailleurs formés – pour un disque Schubert prometteur mais resté sans lendemain (Quatuors n°1 et n°13, Astrée).

L'idée d'un Schubert « garanti d'époque »semblait stimulante sur le papier. À l'oreille, elle est confondante d'évidence. Dans des œuvres chargées d'un tel pathos, porteuses de visions tout droit sorties de l'imaginaire d'un Füssli ou d'un Caspar David Friedrich, il aurait été facile (comme on l'a déjà constaté avec d'autres formations) de sombrer dans la surinterprétation expressive, frémissante d'émotions, d'une théâtralité estampillée romantique. C'est oublier que Rosamunde comme La jeune fille et la mort se déploient dans l'univers intimiste du Lied où le grain musical peut se faire plus fin, et qu'il n'est pas besoin de forcer sa voix pour donner à entendre la tension subtile entre l'angoisse de la mort et son acceptation apaisée caractéristique du tragique schubertien.

C'est ce qu'ont parfaitement compris nos quatre instrumentistes dont le jeu dégraissé, aux affects maîtrisés, restitue les savantes demi-teintes de ces drames miniatures avec une simplicité non dénuée de profondeur. Le refus du vibrato, notamment, dégage les lignes de toute boursouflure et fait merveille dans le célèbre mouvement lent du Quatuor D810 comme dans le délicat Minuetto du D804. C'est ici une musique à la pointe sèche que l'on entend, un Schubert « manière noire », conjuguant la féminité dans les nuances à la virilité des attaques. Et si l'esthétique de la ligne claire prévaut, elle ne déleste en rien ces deux compositions de leur charge sensuelle : pour s'en convaincre, il suffit d'écouter l'Andante de l’Opus 29, tout en abandon au « plaisir du moment musical » célébré par Bernard Fournier dans le livret. Les timbres restent charnus et veloutés – loin de l'acidité d'ordinaire reprochée aux instruments anciens –, les tempi laissent à la mélodie tout loisir de se déployer, les phrasés s'autorisent quelques foucades qui animent le discours, comme dans l'ouverture Allegro du Quatuor n°14, superbe d'allant et de vigueur.

Comme les Mozartean Players et l'ensemble Gaia Scienza avaient renouvelé de façon convaincante l'écoute des deux trios avec piano, les Terpsycordes laissent entrevoir une nouvelle approche du répertoire romantique pour quatuor à cordes. Leur album constitue une passionnante contribution à la discographie schubertienne et la preuve que, décidément, les grandes pages du répertoire ont toujours quelque chose à révéler.

PB