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Chroniques
Franz Schubert
pièces pour piano à quatre mains
Certains disques sont ensorcelants. On ressent le besoin de les écouter en boucle, à l’envi, à peine leur écoute achevée. Celui-ci en est l’exemple parfait. Depuis une vingtaine d’années, le duo que forment Claire Désert et Emmanuel Strosser a le don d’enchanter. Entièrement consacré à l’œuvre pour piano à quatre mains de Franz Schubert (1797-1828), son dernier opus est un must qui émerveille. Nombreux sont les duos, fruits de longs compagnonnages ou de liens familiaux, qui s’y sont illustrés sans jamais satisfaire complètement. Cette fois, comme l’interprétation la composition du programme, centré sur la dernière année de la vie du compositeur, est superlative.
C’est la très fameuse Fantaisie en fa mineur D940 (1828) qui ouvre le menu, sonnant comme on ne l’a jamais entendue. Les tempi sont sensiblement ralentis, ce qui lui donne une gravité et une solennité inédites. Le toucher est particulièrement sonore, presque brutal mais conforme à la force de la douleur qu’on imagine. Mais jamais cette cathédrale qu’ils bâtissent patiemment, note après note, ne distille le moindre ennui. Les notes ne s’égrènent pas de façon monotone et régulière, et ces essentiels changements naturels de tempo et de nuance contribuent à près de vingt minutes de félicité pour une œuvre qu’on croyait pourtant bien connaître. Ces interprètes, qui savent à merveille ne parler que d’une seule voix, comblent toutes les attentes.
Il en va de même des Variations sur un thème original en la bémol majeur D813, page méconnue qui a la réputation d’être un peu académique. Après l’habituel exposé du thème, la première variation nous replonge dans la frénésie et l’envoutement de la Fantaisie. Toute la palette du musicien est déployée pour ces huit variations si diverses, alternant virtuosité et recueillement, qui progressivement s’insinuent vers le célébrissime thème du deuxième mouvement de la Symphonie en la majeur Op.92 n°7 de Beethoven, jusqu’à le révéler de façon saisissante et poignante dans la cinquième extrapolation, transfiguré avec ce sentiment indéfectible d’angoisse et d’affliction, toujours. Ces Variations ont été composées en 1824, douze ans après la célèbre Symphonie du maître de Vienne. On imagine combien Schubert pouvait l’admirer, lui qui suivra ses funérailles en 1827, en porte-flambeau.
Suit l’Allegro en la mineur « Lebensstürme » D947.
Comme le sous-titre spectaculaire donné par l’éditeur Diabelli le laisse présager, c’est une musique tourmentée et particulièrement tragique que Schubert écrivit à l’approche de la mort, un mois après la Fantaisie D940. Beaucoup de musicologues ont considéré cette œuvre testamentaire comme le premier mouvement d’une sonate pour piano à quatre mains que le compositeur aurait commencée et qui aurait pu se finir avec le Rondo pour piano à quatre mains D951. Ici aussi, notre duo subjugue par une appréhension inouïe d’un tragique qui bouleverse sans pathos.
Pour finir, Claire Désert et Emmanuel Strosser remodèlent leur interprétation pour le Divertissement en mi mineur sur des motifs originaux français D823 (1827), œuvre de salon beaucoup plus conventionnelle qui tranche avec l’ambiance générale de cet enregistrement. Là encore monotonie, la fadeur et l’ennui n’ont aucun droit de cité dans ce superbe disque à recommander sans la moindre hésitation. Une référence !
MS