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Chroniques
Franz Schubert
Lieder
Présent tant à la scène qu’au concert, le baryton Christian Gerhaher se distingue depuis quelques années par des enregistrements d’une grande tenue, qu’il s’agisse de chanter Elias (Mendelssohn) avec Blomstedt, War Requiem (Britten) avec Rilling ou Das Lied von der Erde (Mahler) avec Nagano [lire notre critique du CD], sans oublier ses nombreuses contributions aux réalisations de Nikolaus Harnoncourt (Weihnachts Oratorium de Bach, Das Paradies und die Peri et Szenen aus Goethes Faust de Schumann, Die Jahreszeiten et Die Schöpfung de Haydn, etc.).
Foulant le pas des plus illustres, sa carrière alterne avec un même bonheur incarnations dramatiques et soirées de Lieder, dont sont régulièrement livrés quelques témoignages précieux. Ces moments sont donnés avec le fidèle Gerold Huber, compagnon de toujours – ils se connaissent depuis l’enfance, passée à Straubing où ils naquirent la même année, et étudièrent ensemble à Munich, approfondissant ensuite leur art auprès de Fischer-Dieskau à Berlin. Mahler, Schumann, Schubert, Brahms en font les grandes heures. Après un album Mahler (Lieder eines fahrenden Gesellen, Rückert Lieder et quelques-uns des Knaben Wunderhorn), nous les retrouvons dans ce programme entièrement consacré à Franz Schubert, avec quelques vingt-quatre mélodies mélancoliques qu’ils servent d’une impressionnante justesse d’inspiration.
Voix souple, douce, chant subtilement expressif, sans forcer jamais le trait, et investissement total dans le poème, autant d’atouts dont dispose Christian Gerhaher pour élever cette galette au rang des plus appréciables. De même le pianiste décline-t-il un accompagnement toujours très exactement suggestif, délicatement orné quand il le faut, plus dru à d’autres moments, toujours parfaitement d’à-propos.
On admire l’interprétation d’An den Mond in einer Herbstnacht qui ouvre le disque, si optimisme dans son premier salut à dame Lune, bientôt inquiet, touchant dans ses évocations des âges de l’homme, de l’éveil des sens à la paix du tombeau, souverainement dédramatisée. Priant du bout des lèvres (Hoffnung), abandonnant la vulgarité d’un ici-bas décevant (Tiefes Leid), soulignant à peine la géniale croisée hors-temps d’un romantisme presque baroque par une exécution presque nue (Abschied), nos musiciens introduisent peu à peu l’écoute dans un univers moins lisse – par-delà un Herbst trop réservé à notre goût, cela dit. Dans les sapins, dans la montagne, sur les routes torves du Tyrol saxon, souvent l’on cueille les cadavres d’automobilistes surpris ; c’est ce que nous disent les journaux locaux d’aujourd’hui, et Wildemann est un village de ce fait peu recommandable. Réminiscence du romantisme noir dans lequel Ernst Konrad Friedrich Schulze (1789-1817) ravissait en son temps cette localité ? Aussi le belliqueux Über Wildemann gagne-t-il ici une théâtralité de bon aloi, un vent rebelle diablement traduit.
Der Zwerg creuse la même veine : Gerhaher campe un personnage sournois sans livrer d’emblée l’horreur du drame. L’implacable halètement du piano crée un climat insidieux. La soudaine prise de parole du nain s’effectue sans caricature, tissant un mystère plus dangereux encore, jusqu’à sa déclaration vengeresse, jusqu’à l’ultime cri, déchirant. Le bref Der Strom et ses figuralismes un peu naïfs bénéficient d’un même engagement de chaque phrase. De même la sombre tristesse de Der Sänger am Felsen, plainte nostalgique intrusive, est-elle traversée d’une sensibilité probante.
Dans l’ensemble, ce parcours explore plutôt les paysages secrets, un Schubert tour à tour aspirant à un bonheur simple (Frühlingsglaube, Der Wanderer, An die Nachtigall), méditant la destinée, quelle qu’elle soit, dans une sorte de sérénité lasse, plus ou moins confiante (Nachtgesang, Lied eines Schiffers an die Dioskuren), parfois jusqu’à s’en abstraire, loin de tout (Abendlied für die Entfernte), comme cet étonnant Totengräber Weise pas même macabre, ou dessinant ses balades parce qu’il est fait pour cela, au fond (Der Wanderer an den Mond, Im Walde, Der Hirt). Dans ce répertoire délicat, Christian Gerhaher et Gerold Huber s’imposent en peintres et diseurs de l’intime, un intime dont Wehmut demeure le trait commun : Mélancolie – notons que le compositeur écrivit trois Lieder sous ce titre, à partir de poèmes différents, signés Johann Gaudenz Freiherr von Salis-Seewis, Heinrich Hüttenbrenner et Matthäus Kasimir von Collin (celui-ci). Cette errance par monts et par vaux dans la nuit tempétueuse du Tendre se cristallise en ce vers immuable dans sa contradiction même : « Mein wird man nicht mehr gedenken auf dieser schönen Erde ». Un fort beau disque, assurément, à l’instar des Mahler orchestrés que nous saluions dernièrement [lire notre critique du CD].
BB