Chroniques

par michel tibbaut

Frederick Delius
œuvres variées (édition du 150ème anniversaire)

1 coffret 18 CD EMI (2011)
0 84175 2
coffret Delius contenant 18 CD paru chez EMI

Il existe un délicieux croquis humoristique de Gerard Hoffnung (1925-1959) représentant Sir Thomas Beecham en robe de chambre et pantoufles, cigare en bouche, dirigeant d’un pupitre où sont accrochés un porte-voix et une catapulte pour réveiller d’éventuels musiciens assoupis : sur la partition est clairement indiqué le nom de Delius !… Cette savoureuse caricature, à la fois clin d’œil attendri et coquin au chef et au compositeur, révèle bien certaines opinions tenaces d’une époque où Frederick Delius (1862-1934) n’était considéré que comme un doux musicien rêveur et tendrement soporifique. Il est vrai que sa musique est souvent issue de méditations et réflexions sur la vie, ayant la nature comme inspiration poétique fondamentale, mais tout comme la nature elle-même, elle peut se déchaîner et devenir sonore, énergique, d’une ampleur et d’une dynamique insoupçonnées. Ce merveilleux coffret EMI, qui renferme la plupart des pages écrites par Delius, est un éloquent et magnifique témoignage de la variété de son expression.

Quelques gravures d’avant l’enregistrement électrique par microphone témoignent déjà de la réputation naissante de Delius (surtout en Allemagne) en tant que compositeur, mais ce n’est qu’avec le nouveau procédé et la Columbia anglaise qu’au milieu des années vingt commença la propagation discographique de son œuvre, en association avec un chef d’orchestre de génie qui allait s’y consacrer corps et âme, et en devenir le plus fervent avocat : Sir Thomas Beecham (1879-1961). Il est toutefois navrant que Delius, disparu en 1934 (la même année qu’Elgar), n’ait eu la joie de disposer chez lui que de trois enregistrements orchestraux par Beecham : On hearing the first Cuckoo in Spring, The Walk to the Paradise Garden et Brigg Fair, en premières gravures pour la postérité. Ces œuvres, nous les retrouvons dans ce coffret, mais évidemment en de superbes versions plus récentes, respectivement par Vernon Handley, Sir John Barbirolli et Richard Hickox, tous trois chefs remarquables.

Il n’était pas question d’exclure Beecham de cette compilation. Il est effectivement présent au CD n°1 du coffret, contenant quelques-uns de ses enregistrements, ainsi qu’au CD n°9 où il accompagne des mélodies, soit de l’orchestre, soit du piano, en des gravures plus anciennes. Incidemment, aux discophiles désireux de mieux connaître le chef dans Delius, nous conseillons l’excellent récent album EMI 9099152 consacré à la musique anglaise.

Comme en témoigne le présent coffret, après Beecham la relève fut assurée par des chefs qui n’eurent rien à lui envier : le très poétique Sir John Barbirolli aux interprétations plus passionnées encore, le regretté Richard Hickox qui offre une admirable version, toute en fines nuances, de la Suite Florida (entre autres), Sir Charles Groves, Vernon Handley et Meredith Davies qui, en plus d’autres pages orchestrales, se partagent les diverses œuvres lyriques, rassemblées ici dans leur intégralité : Hassan, Koanga, Fennimore and Gerda, et ce chef-d’œuvre qu’est A Village Romeo and Juliet ; sans oublier les pages à connotation religieuse : A Mass of Life et le Requiem.

Car ce coffret bien équilibré survole tous les genres qu’ait abordés Delius : pages orchestrales, œuvres concertantes et de musique de chambre (où nous retrouvons les légendaires Yehudi Menuhin, Paul Tortelier et Jacqueline du Pré), mélodies et opus lyriques. S’y trouve même une curieuse et inattendue Danse pour clavecin solo, interprétée par Igor Kipnis ! Mais surtout, n’oublions pas la présence du très dévoué Eric Fenby (1906-1997) qui, à un Delius aveugle et paralysé, apportait un soutien moral et une aide inestimables comme secrétaire, mettant patiemment au net les partitions, sous la dictée du compositeur.

Tout comme elle ne cessa jamais de maintenir à son catalogue les gravures de Beecham, il faut savoir gré à la firme britannique d’être resté fidèlement et à long terme au service de l’œuvre d’un compositeur qui, s’étant finalement installé en France – à Grez-sur-Loing, près de Fontainebleau – après avoir notamment vécu en Suède, en Floride puis en Allemagne, est encore mal connu dans nos régions. Ce magnifique coffret rectifie le tir en permettant de se faire une idée plus juste et nuancée de son œuvre, grâce à des interprétations dont aucune ne se situe en dessous de l’excellence.

MT