Chroniques

par bertrand bolognesi

Fryderyk Chopin
pièces transcrites pour harpe

1 CD Calliope (2023)
CAL 2083
Alexander Boldachev joue Chopin sur sa harpe : 1 1 CD Calliope (CAL2083)

Si l’imaginaire collectif associe d’abord la harpe à la chambre de la dernière reine de France, celle dont la tête a roulé dans le panier – à cette période restent attachés les sonates et pages chambristes de Jan Křtitel Krumpholz (1742-1790), les deux concerti de Johann David Hermann (1760-1846) et ceux, bien que plus tardifs, de François-Adrien Boieldieu (1775-1834) –, l’instrument prit un essor considérable au XIXe siècle, favorisé par facteurs et interprètes, donnant à plusieurs compositeurs, eux-mêmes solistes pour la plupart, de lui concocter des opus qui, pour n’être plus guère connus du mélomane d’aujourd’hui, ne déméritent pas. Pourquoi ne joue-t-on plus souvent le Grand Duo de John Thomas (1826-1913), par exemple, mais surtout les concerti d’Elias Parish Alvars (1808-1849), le Liszt de la harpe [lire notre chronique du 31 octobre 2006], ou ces pages souvent exquises écrites au seuil du siècle suivant par des musiciens comme Henriette Renié (1875-1956) [lire nos chroniques du 14 janvier 2007 et du 22 novembre 2013], André Caplet (1878-1925) [lire notre chronique du 30 octobre 2005], Marcel Tournier (1879-1951) dans le catalogue harpistique duquel on pourrait se perdre tellement il est développé [lire notre chronique du 28 octobre 2006], à l’instar de celui du passionnant Carlos Salzedo (1885-1961) [lire notre chronique du 28 octobre 2006], sans oublier Marcel Grandjany (1891-1975) ? Cela demeure un mystère, comme le fait qu’une institution comme la Fondation Bru Zane (Centre de musique romantique française, Venise) n'investisse pas du tout ce vaste champ qu’est le répertoire pour harpe.

Sans tourner le dos aux compositeurs spécialement attachés à son instrument, le harpiste pétersbourgeois Sacha Boldachev, déjà salué dans nos colonnes [lire notre critique de son précédent récital discographique], a souhaité faire une escapade du côté de Fryderyk Chopin en s’octroyant quelques-unes des pages célèbres qu’il a dédiées au piano. « Je suis un peu déçu de ne pas être pianiste, je suis automatiquement privé de la possibilité d’exprimer ma perception de la musique de Chopin et de proposer des réimaginations innovantes de ses œuvres », confie-t-il (notice du CD). En essayant Chopin à sa harpe, l’artiste réalise les nombreuses possibilités expressives qu’elle lui offre : de là l’idée du présent album, intitulé Frédéric en hommage au compositeur. S’appuyant sur le fait que ce dernier apprit, enfant, à jouer sur un piano-girafe – le cordier et la table de ces instruments relativement rares sont placés à la verticale, tout en hauteur, ce qui, d’ailleurs, confère une vague parenté visuelle avec la harpe –, réputé pour un son clair, Boldachev défend avec conviction le jeu aux cordes pincées dont la fraîcheur est propre à rendre compte du goût de Chopin pour « une multitude de notes aérées fredonnant en harmonie » – c’est exactement ce que l’on rencontre, avec bonheur, dans sa version de la virtuose Fantaisie-Impromptu et particulièrement dans l’incessant volettement mis en valeur dans l’Étude en la bémol majeur Op.25 n°1. Au château de Nohant où le compositeur vécut aux côtés de George Sand (1804-1876), on peut voir, outre un piano (forcément) et un petit théâtre avec toute sa collection de marionnettes, une jolie harpe dont la romancière jouait à ses heures ; de là à songer que les rêveries musicales de son amoureux y retrouvèrent une sonorité proche de celle du girafe

Sept mazurkas jalonnent le CD. La première de l’Opus 24 surprend par sa diaphanéité pastorale. Pourtant, le halo qui tient lieu de legato laisse perdre certains aspects, quand d’autres y gagnent un rôle plus appuyé. Peut-être verra-t-on là les raisons qui empêchèrent mes confrères de l’équipe de suivre mon invitation à décerner une A! à cet enregistrement, malgré sa haute qualité. Plus convaincante, l’interprétation de la Mazurka en ut majeur Op.56 n°2 séduit par sa gracilité de guitare, de même que la deuxième de l’Opus 63, méditation nocturne qu’on peut imaginer pénétrer la chambre par la fenêtre à la chartreuse de Valldemossa… n’était que le couple y vécut en hiver ! Les trois numéros de l’Opus 68 revêtent un lustre de danses de salon qui ne contredit pas leur nature de mazurkas, précisément – à la dernière va notre préférence.

Du monument constitué par les vingt-quatre Préludes Op.28, Alexander Boldachev joue trois extraits. Le méditatif quatrième est assurément idéal à la harpe, mais la tristesse du sixième gagne encore en profondeur, surtout lorsque le motif descend dans le grave, la sensation du grain de la corde, également appréciée dans la partie centrale du quinzième prélude, n’ayant aucun équivalent au piano. De même le chant prend-t-il, dans le Nocturne en mi mineur Op.posth. n°1, un relief bouleversant, inimitable – sans conteste, il est ce que le disque compte de mieux –, à l’inverse du Nocturne en fa # mineur Op.posth. n°20, moins probant. C’est parce qu’il renouvelle l’écoute et peut s’avérer fécond pour les pianistes eux-mêmes que cet album (qui n’a rien d’une curiosité), encore doté de deux valses, a retenu positivement notre attention.

BB