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Dossier
Gérard Pesson | Pastorale
portrait du compositeur autour d’une œuvre
Alors qu’au Théâtre du Châtelet (Paris) approche la première de son opéra Pastorale, conçu à partir de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, le compositeur Gérard Pesson nous fait part de ses interrogations, de ses doutes, de certains aspects de sa vision du monde
Comment avez-vous vécu la création mondiale de Pastorale en version de concert, à Stuttgart, en 2006 ?
Comment ne pas sentir une réelle frustration quand tout un ouvrage tend vers la scène, vers l’image, vers des caractères, des personnages et que l’on aboutit à une sorte d’oratorio légèrement dramatisé ? Restait un aspect positif à cette expérience : une très grande homogénéité entre l’orchestre et les voix, et, ce qui n’est pas rien, un enregistrement de très bonne qualité (non commercialisé).
Avez-vous retouché la partition depuis lors ?
J’ai opéré une révision assez légère, qui relève plus de la correction, de la rectification ; par exemple certaines instrumentations, quelques coupures de répliques ou de passages qui m’avaient semblé trop longs ou trop denses dans la version de Stuttgart.
Vous souvenez-vous du point de départ de ce projet musical ?
C’est un très long cheminement, comme toujours pour ces œuvres qui demandent d’être vraiment originées en nous pour pouvoir être écrites puis portées. La première phase de ce travail date des années 1989-92. De cette étape ne reste que des choix qui se sont affinés par la suite : une certaine fragmentation de la forme musicale, un récit non discursif, et, surtout, le modèle narratif de L’Astrée d’Honoré d’Urfé.
Renaud Camus était le librettiste original de l’adaptation. Au final, son nom n’apparaît pas…
J’avais demandé à Renaud Camus d’écrire le livret de cette première Pastorale (on trouve d’ailleurs trace dans ses journaux, toujours très précis, de ce travail – et de sa perte par un accident informatique, puis de sa réécriture). Camus, qui est toujours fort honnête pour sentir ce qui est sa voie et ce qui ne l’est pas, m’avait bien prévenu que ce travail ne lui était pas aisé – congénial comme disent les Italiens. Il a même fini par me dire, je me souviens : « Au fond, vous avez besoin d’un tailleur, pas d’un écrivain ». Il avait raison.
Un librettiste idéal pour moi doit fournir une matière, aussi synthétique que possible (et ce n’est pas la plus signalée des qualités de Renaud Camus), qui puisse être retouchée, et le plus souvent réduite à volonté par le compositeur. Le librettiste doit en somme renoncer à une idée d’un tout littéraire et se mettre au service d’une réalisation un peu ultérieure où la musique a, si je puis dire, le dernier mot.
De cette version première que j’ai travaillée à la Villa Médicis (où, d’ailleurs, l’œuvre d’Urfé n’entrait en rien, sinon comme modèle narratif) ne reste que le titre, que je voulais d’emblée. Il est donc fatal que le nom du premier librettiste n’apparaisse pas dans le second projet que j’ai proposé quand le Staatstheater de Stuttgart m’a commandé un opéra, qui sera créé scéniquement au Châtelet le 18 juin prochain, après donc vingt ans de tribulations.
Jean-Luc Choplin présente le roman d’Urfé comme l’ancêtre de nos soap operas télévisuels. Entre les deux, qui placer comme étape(s) : Marivaux ? Proust ?
Je ne me souviens pas avoir lu ce raccourci amusant de Jean-Luc Choplin.
Il n’est pas faux, en ceci que les contemporains de L’Astrée (livre fleuve qui allait devenir, pour un siècle au moins, une sorte de monde codé impliquant des affects, des langages et même un répertoire de formes) demandaient une suite à Urfé. Ils se réunissaient en société d’amateurs s’adonnant à des jeux de rôles, au carré, puisqu’Urfé dit lui-même que ses personnages sont des « gens de condition » qui prennent l’emploi de berger. Ce qui nous rappelle le bon sens tout naïf d’un Monsieur Jourdain demandant à ses maîtres de musique et de danse pourquoi faut-il toujours que les personnages soient des bergers. De même, tout récemment, bien des lecteurs, et pas seulement des enfants ou des adolescents, suppliaient qu’on donne une suite à Harry Potter – comme, en son temps, à Eugène Sue les lecteurs des Mystères de Paris.
Le jeu de rôle est le noyau dramatique de Pastorale. Il postule une fuite du réel dont la télévision récente, avec ses Iles de la tentation, ses Fort Boyard et autre Loft, donne la mesure actuelle, au moins autant que les jeux vidéo sophistiqués. À chaque époque son Embarquement pour Cythère. Ses procédures de vivre ensemble, qui sont parfois des aménagements de la peur.
La mise en scène de Pierrick Sorin intègre des candidats de concours musicaux (Star Academy, Nouvelle Star). Etes-vous d’accord avec cette option ? Et que pensez-vous de ce genre d’émissions ?
Le processus d’une production d’opéra est si complexe, met en jeu tellement de contributeurs, qu’on peine, après coup, à reconstituer un historique rigoureux. Il me semble que l’idée d’introduire des chanteurs de variété, et notamment ceux de ces académies de la chanson populaire dont vous parlez, est venue, tout naturellement, à Jean-Luc Choplin qui aime, comme on sait, opérer des croisements, des rencontres, des mélanges. L’idée était tout à fait fondée par mon propre argumentaire qui parlait beaucoup de la télévision d’aujourd’hui, mais aussi par le fait que Pierrick Sorin conçoit sa mise en scène de Pastorale avec des cameramen qui sont de véritables personnages ajoutés à l’opéra et qui disent bien l’artifice manipulé, dupliqué, recadré. Ajoutez à cela mon intérêt pour les voix non lyriques : tout cela prenait alors un sens dramaturgique dans un enchaînement assez logique.
Une nuance doit cependant être marquée, nuance que l’art de la dérision de Pierrick Sorin, voire de l’autodérision, porte à un certain point d’incandescence. Cette artificialité d’un monde parfait, ultra codé, et dont on a vu qu’elle ne date pas d’hier, a souvent répondu à des impératifs de dépendance, voire d’asservissement. Des enjeux de pouvoir, et évidemment de profits, sont derrière ces machines qui postulent un possible réenchantement du monde. Tout cela est présenté, j’oserais dire souligné dans Pastorale, par une vision qui n’est pas toute positive.
Je ne pense pas le plus grand bien des émissions dont vous parlez. J’ai pu remarquer qu’elles avaient eu un effet très constatable dans le recrutement des classes de chant des conservatoires de France. Ce que nous appelions professeur, les nouveaux « candidats » les appelaient des coaches. Et c’est ainsi que l’on a pu voir, parfois, telle apprentie Loana se prendre au jeu de Schubert ou de Fauré, nous montrant que les stratégies mimétiques pouvaient être conjurées.
Dans votre Journal, vous parlez d’un équilibre précaire bouleversant atteint par la voix non travaillée des amateurs. Y aurait-il chez le jeune artiste de variété une sorte d’innocence qui est touchante ?
J’ai souvent cherché en effet chez les chanteurs avec qui j’ai pu travailler une possibilité de désapprendre ce « grand arroi lyrique » ; une possibilité de blanchir, de détimbrer la voix. Mais cela est bien plus complexe que de tirer un jeu d’orgue. La voix est tellement incluse dans le corps, arrimée en lui, selon le développement de certaines techniques, que l’on ne peut abdiquer si facilement des processus de respiration, de vibrato tellement ancrés. Il m’est arrivé souvent de suggérer des modèles dans les voix dites baroques – telles du moins que nous les avons re-imaginées ces trente dernières années (assez droites, avec une manière de profiler le son) –, ou bien certaines voix de variété. Mais ce ne sont que des pistes.
Il faut bien constater que beaucoup de jeunes artistes de variété, tels du moins qu’on les façonne dans ces émissions de compétitions télévisuelles, sont souvent très formatés, appuyés sur des tics où le vibrato, certains portamenti n’ont rien à envier à un conditionnement académique classique. Simplement, tout cela est moins construit, moins solide, peut-être plus révocable. La seule différence d’un individu à un autre, et quel que soit son chemin, est la liberté, j’oserais dire le « naturel » (mot bien aventuré en cette matière), la latitude que certains chanteurs ont, plus ou moins, de chercher, d’inventer des couleurs avec leur voix.
La littérature pastorale atteint son apogée entre la Renaissance et le baroque. Avez-vous des affinités avec cette période musicale ? Y faîtes-vous référence dans votre partition ?
Oui, j’ai toujours beaucoup écouté, et je peux même dire depuis l’enfance, le XVIIe français – plutôt le Grand Siècle –, puis, un peu plus tard, le premier XVIIe (Louis Couperin, l’air de cour, etc.). Dans Pastorale, je fais référence, en effet, à certaines danses (notamment un Branle du Poitou dont j’ai écrit une première version pour ensemble de chambre en 1997) et à certains topoi de la tragédie lyrique – comme les scènes de sommeil. On en trouve deux, symétriques : une dans le deuxième acte (celui de Céladon) et dans le quatrième, celui d’Alexis, qui est Céladon travesti). Mais, à part quelques clins d’œil très fugitifs, et même cryptés, la musique reste tout à fait la mienne – non sans sa part de jeu avec les stéréotypes, qui font partie d’elle, mais appartiennent aussi à la mémoire collective.
Puisque nous avons parlé de télévision, que pensez-vous de la place qu'elle accorde à la musique savante dans notre pays ? Et, finalement, est-il nécessaire qu'elle y trouve une place, plutôt qu'à la radio ?
Je ne peux répondre que de façon très prévisible à votre question. Cela dit, comme je n’ai l’esprit ni très comparatif, ni très enclin à des plaintes crépusculaires ou déclinistes, je n’arrive pas à penser que tout va de mal en pis et que la place de la musique savante diminue à la télévision – que je regarde d’ailleurs trop peu pour le constater. Simple remarque, dans la rubrique disques de Télérama, journal qui est un bon thermomètre des tendances du temps, la musique dite classique était jadis en haut de rubrique. Elle est tout en bas maintenant – ceci reflétant peut-être le volume des ventes de disques, ou bien est-ce une manière de garder le meilleur pour la fin. De même qu’on peut très souvent aujourd’hui débuter, à la télévision, le sacro-saint journal de vingt heures par un événement sportif, chose impensable il y a quinze ans. Pour qu’un tel journal commence par de la musique classique, il faut un mort de grande importance : le dernier était, je crois, Rostropovitch.
Mise à part la mission nécrologique, on peut trouver, au titre de la vulgarisation, de sémillantes propagandistes comme Eve Ruggieri, qui accomplit une mission sans doute bien salutaire, même si elle semble, aux amateurs pointus, des noces sinistres entre art et communication. La musique savante, ni plus ni moins que l’amour des amphibiens, les voyages en montagne, le poker ou les sports équestres, a, comme toutes les lubies innocentes, ses propres niches où l’amateur sait aller les trouver. C’est l’hyper éclatement et la structure en ruche des données.
France Musique a été légèrement étrillée par le nouveau PDG de Radio France qui la juge peut-être un peu désuète. Espérons que de la désuétude à l’obsolescence, il ne travaille pas un raccourci. On a reproché de manière récurrente à cette chaîne, à laquelle tout de même énormément d’auditeurs tiennent, qu’elle s’ouvre à trop de musiques qui ne relèvent pas de sa mission savante. La chanson par exemple. Je dois être à ce titre un terrible produit de l’air du temps car je suis le premier à en diffuser dans mon émission hebdomadaire Boudoir & autres, même si c’est en proportion infime. Ce qui m’avait valu la réprobation de certains puristes. J’inclus parfois des chansons, y compris du monde entier, dans mes propres musiques, je ne vois donc pas comment j’aurais pu m’en empêcher dans mes émissions qui relèvent aussi, peu ou prou, d’un processus de composition, ou du moins d’assemblage savant.
D'après vous, qu'est-ce qui motive l'écriture d'un journal intime pour un créateur ? Cela a-t-il été le cas pour vous ?
C’est rétrospectivement qu’on peut constituer un corpus de journaux de créateurs (si on met les écrivains à part, dont c’est une production endogène) : Delacroix, Schoenberg (années de Berlin), Haydn (années de Londres), Paul Klee, Schumann (avec Clara), Pierné (à Rome), Reynaldo Hahn (non encore communicable), Philippe Fénelon (non encore publié), Tarkovski, etc. Quant à moi, le fait d’écrire un journal est une décision presque structurelle, qui me semble préexister même au fait d’écrire de la musique. Il est bien probable que j’aurais écrit ce journal même si je n’avais pas été compositeur. Cela est si vrai que, quand le processus de création se fait un peu trop questionneur, produit du texte, j’ouvre une sorte de journal dérivé pour telle ou telle partition. Journal, très lacunaire, sorte de main courante des pistes, des idées, des hésitations, des repentirs, qui peut courir sur des années. Je pense là, dans un genre un peu similaire où l’œuvre s’ente de son échafaudage, au Journal des Faux-monnayeurs d’André Gide.
Mais au fond, si je peux me permettre d’avancer cette insatisfaction légèrement anticipée, j’aurais aimé écrire des mémoires (comme Berlioz ou Wagner). Mission plus haute, peut-être plus littéraire, presque plus fictionnelle, et qui libère de ce charroi routinier des jours, qui a bien son charme, mais implique ce ronronnement, ce chapelet de plaintes et de chienneries parfois insupportable, autant au lecteur, qu’au scripteur.
Enfin, une dernière remarque, si je peux me permettre. Je n’ai jamais, moi-même, utilisé la formulation qui est dans votre question de « journal intime » – qui me semble redondante. Mais par ailleurs, et parce que vous pointez une vérité en l’appelant tout de même comme cela, je n’ai jamais publié de mon journal que des extraits (en volume ou en revues), qui sont des cadrages – cadrage de cadrage, puisque l’écriture du journal est un choix, souvent par défaut. De sorte qu’une partie ce qui serait plus intime, disons plus secret, ne figure pas dans ces extraits. Comme si la fenêtre de ce qui relève de « l’intime » (mais qu’est-ce vraiment que l’intime ?) pouvait glisser à volonté.