Chroniques

par bertrand bolognesi

Gabriel Vicéns
pages chambristes, du solo au sextuor

1 CD Stradivarius (2024)
STR 37292
du solo au sextuor : la musique du compositeur portoricain Gabriel Vicéns

Dans quel temps suspendu, dans quel invisible, quelle méditation irrespirée le piano d’abord presque harpistique ou guitaristique d’Una superficie sin rostro nous absorbe-t-il ? La douceur inouïe de cette surface sans visage, que l’on pourrait aussi bien entendre, voire regarder, comme un visage à la surface perdue, séduit par son étrangeté même, tournée vers ce minimalisme contemplatif très personnel qui fit autrefois la signature de Morton Feldman, selon le musicographe Tim Rutherford-Johnson et de l’aveu du compositeur lui-même. Le compositeur ? Il est né sur l’archipel de Porto Rico en 1988 et s’appelle Gabriel Vicéns. Loin d’emprunter l’ineffable étirement du monde feldmanien, cette page de 2020 bouscule si bien la dynamique comme la périodicité de son matériau qu’elle laisse apparoir un mouvement dont la discrétion demeure assez cultivée pour l’assigner en-deçà de la tentation plus ou moins emphatique d’un tel terme.

Tous nés d’un même irrépressible besoin d’augmentation de l’expérience de l’homme au delà de la seule satisfaction de ses besoins, les arts semblent peut-être s’être développés et se développer encore indépendamment les uns des autres, idée simpliste dont les anthropologues comme les historiens de la culture et les artistes ont mainte fois souligné la fausseté. Nul d’entre eux viendrait contredire telle affirmation : il n’est pas d’imperméabilité entre les arts, qui, de fait, exercent les uns sur les autres diverses influences. Si tant est que l’insatisfaction du monde tel qu’il est ou tel que perçu génère la pulsion créatrice, celle qui place chaque artiste du côté de ce qui n’existe pas, ou de ce qui n’existe pas encore puisqu’à l’imaginer le voici en position d’œuvrer à sa naissance, il ne paraîtra pas abusif de considérer qu’à voyager d’un médium l’autre un créateur éprouve cette insatisfaction dans chacun et qu’il y pallie par une fertile oscillation.

Musicien connu dans le monde du jazz (guitariste), Gabriel Vicéns livre ce premier enregistrement de celles de ses œuvres à entrer dans la catégorie musique classique d’aujourd’hui, si l’on se trouve absolument tenu à user de mots plutôt vilains. Sept opus, conçus entre 2019 et 2022, font approcher cet aspect de sa créativité comme passage d’un domaine à un autre domaine, voire passage à l’acte, au fond, comparable à celui qui fait du musicien Vicéns le plasticien Vicéns et vice versa. Car Gabriel Vicéns est également peintre, et ce regard qu’il porte vers Feldman et les années cinquante, encore le porte-t-il aussi activement sur l’expressionnisme abstrait qui singularisa la peinture étatsunienne dès après la Seconde Guerre mondiale, généré par les amis Willem de Kooning et Franz Kline, le premier hollandais et le second nord-américain, bientôt développé, via les gestural abstraction et action painting, par Jackson Pollock, Robert Motherwell, Sam Francis, etc., Mark Rothko s’inscrivant dans cette mouvance avec un pied dans une prairie indocile, au même titre que Feldman pratiquant un minimalisme fort différent de ceux de ses contemporains Terry Riley, La Monte Young ou Steve Reich.

Du rendu enveloppant d’Una superficie sin rostro par la pianiste Corinne Penner, partons vers la fragmentation webernienne qui ouvre Sueños ligados (2020), trio pour violon (Adrianne Munden-Dixon), violoncelle (Rocio Díaz de Cossio) et piano (Mayumi Tsuchida) articulé en trois épisodes qui surprennent : d’abord un tutti de rogues salves, proche du Viennois, puis un solo de piano gagné par une obsession campanaire façon Feldman, enfin une sorte de mélodie à la stimulante incomplétude venue se superposer au chemin pianistique d’accords, qui a le dernier mot de ces rêves liés – « assez, la cloche ! », dirait Debussy. À l’opposé, Ficción (2021) – le singulier signale l’absence de rapport à chercher avec les fameuses Ficciónes de Borges (1941-1944) – perfectionne l’art du fragment avec une adresse confondante qui, par le silence, invente une continuité imprévue. Joué par le Nu Quintet – Kim Lewis (flûte), Michael Dwinell (hautbois), Kathryn Vetter (clarinette), Tylor Thomas (basson) et Blair Hamrick (cor) –, ce quintette à vent s’achève dans une homorythmie songeuse. L’écriture nettement sérielle de La esfera (2021) induit un piano punktiste, pourrait-on dire, qui invite un violoncelle joué pizzicato. Une partie en duo homorythmique est ensuite ponctué par une scansion bruitiste, puis l’archet vient dessiner autre chose. De ce CD, La esfera, habilement défendu par Julia Henderson et Mikael Darmanie, fait figure d’opus de l’instabilité, conclu au clavier sur un ut# différé, réconciliation intime après quelque déconstruction volontaire.

Conçu pour clarinette, violon et piano (Raissa Fahlman, Joenne Dumitrascu et Corinne Penner) en 2021, Mural révèle un suspense calme qui, sur ses deux tiers, ne déroge pas des nuances pianissimo et piano. Son hiératisme presque aride est finalement contrarié par un mélisme abondamment répété dans un cordial mezzo forte, dont la variation est brièvement contrepointée. La plus jeune des œuvres réunies s’intitule El matorral (2022). Elle convoque un sextuor – flûte, clarinette, violon, violoncelle, piano et vibraphone (Roberta Michel, Raissa Fahlman, Joenne Dumitrascu, Wick Simmons, Corinne Penner et John Ling) – placé sous la direction de David Bloom. Située dans la Sierra de Luquillo, la forêt de nuages portoricaine d’El Yunque a inspiré ce buisson au compositeur. Ouvert en fuite éperdue sur des sentiers incertains, le morceau – de loin le plus proche d’un certain héritage jazzique –, bifurque vers un morcellement affirmé que le vibraphone nimbe de son aura feldmanienne. Surligné par des saturations, un geste répétitif assemble ces différents caractères au fil d’un lancinant crescendo, interrompu par le perdendosi final du vibraphone. Avec Carnal (2019) s’achève notre première approche de cette musique – un duo pour violon et piano (Adrianne Munden-Dixon et Mayumi Tsuchida) qui, sans tendresse toutefois, effleure le son. Un créateur est toujours seul et il développe une connectivité impressionnante pour à la fois ne plus l’être et le demeurer ; Gabriel Vicéns prouve ici qu’il n’est pas toujours nécessaire de construire une Festspielhaus en Franconie pour se sentir entouré. À suivre…

BB